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en reste dans l’imperfection, et semble, pour en sortir, attendre que sa volonté l’y force. Peu sensible aux injures de l’air et des saisons, il les brave sans peine, sa chaleur naissante lui tient lieu d’habit ; son appétit lui tient lieu d’assaisonnement ; tout ce qui peut nourrir est bon à son âge ; s’il a sommeil, il s’étend sur la terre et dort : il se voit partout entouré de tout ce qui lui est nécessaire ; aucun besoin imaginaire ne le tourmente ; l’opinion ne peut rien sur lui ; ses désirs ne vont pas plus loin que ses bras : non seulement il peut se suffire à lui-même, il a de la force au delà de ce qu’il lui en faut ; c’est le seul temps de sa vie où il sera dans ce cas.

Je pressens l’objection. L’on ne dira pas que l’enfant a plus de besoins que je ne lui en donne, mais on niera qu’il ait la force que je lui attribue : on ne songera pas que je parle de mon élève, non de ces poupées ambulantes qui voyagent d’une chambre à l’autre, qui labourent dans une caisse et portent des fardeaux de carton. L’on me dira que la force virile ne se manifeste qu’avec la virilité ; que les esprits vitaux, élaborés dans les vaisseaux convenables, et répandus dans tout le corps, peuvent seuls donner aux muscles la consistance, l’activité, le ton, le ressort, d’où résulte une véritable force. Voilà la philosophie du cabinet ; mais moi j’en appelle à l’expérience. Je vois dans vos campagnes de grands garçons labourer, biner, tenir la charrue, charger un tonneau de vin, mener la voiture tout comme leur père ; on les prendrait pour des hommes, si le son de leur voix ne les trahissait pas. Dans nos villes mêmes, de jeunes ouvriers, forgerons, taillandiers, maréchaux, sont presque aussi robustes que les maîtres, et ne seraient guère moins adroits, si on les eût exercés à temps. S’il y a de la différence, et je conviens qu’il y en a, elle y est beaucoup moindre, je le répète, que celle des désirs fougueux d’un homme aux désirs bornés d’un enfant. D’ailleurs il n’est pas ici question seulement de forces physiques, mais surtout de la force et capacité de l’esprit qui les supplée ou qui les dirige.

Cet intervalle où l’individu peut plus qu’il ne désire, bien qu’il ne soit pas le temps de sa plus grande force absolue, est, comme je l’ai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps le plus précieux de la vie, temps qui ne vient qu’une seule fois ; temps très court, et d’autant plus court, comme on verra dans la suite, qu’il lui importe plus de le bien employer.

Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés et de forces qu’il a de trop à présent, et qui lui manquera dans un autre âge ? Il tâchera de l’employer à des soins qui lui puissent profiter au besoin ; il jettera, pour ainsi dire, dans l’avenir le superflu de son être actuel ; l’enfant robuste fera des provisions pour l’homme faible ; mais il n’établira ses magasins ni dans des coffres qu’on peut lui voler, ni dans des granges qui lui sont étrangères ; pour s’approprier véritablement son acquis, c’est dans ses bras, dans sa tête, c’est dans lui qu’il le logera. Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études, et remarquez que ce n’est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c’est la nature elle-même qui l’indique.

L’intelligence humaine a ses bornes ; et non seulement un homme ne peut pas tout savoir, il ne peut pas même savoir en entier le peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de chaque position fausse est une vérité, le nombre des vérités est inépuisable comme celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les choses qu’on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à les apprendre. Des connaissances qui sont à notre portée, les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent à nourrir l’orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est seul digne des recherches d’un homme sage, et par conséquent d’un enfant qu’on veut rendre tel. Il ne s’agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.

De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vérités qui demandent, pour être comprises, un entendement déjà tout formé ; celles qui supposent la connaissance des rapports de l’homme, qu’un enfant ne peut acquérir ; celles qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme inexpérimentée à penser faux sur d’autres sujets.

Nous voilà réduits à un bien petit cercle relativement à l’existence des choses ; mais que ce cercle forme encore une sphère immense