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Le grand inconvénient de cette première éducation est qu’elle n’est sensible qu’aux hommes clairvoyants, et que, dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires ne voient qu’un polisson. Un précepteur songe à son intérêt plus qu’à celui de son disciple ; il s’attache à prouver qu’il ne perd pas son temps, et qu’il gagne bien l’argent qu’on lui donne ; il le pourvoit d’un acquis de facile étalage et qu’on puisse montrer quand on veut ; il n’importe que ce qu’il lui apprend soit utile, pourvu qu’il se voie aisément. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa mémoire. Quand il s’agit d’examiner l’enfant, on lui fait déployer sa marchandise ; il l’étale, on est content ; puis il replie son ballot, et s’en va. Mon élève n’est pas si riche, il n’a point de ballot à déployer, il n’a rien à montrer que lui-même. Or un enfant, non plus qu’un homme, ne se voit pas en un moment. Où sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup d’œil les traits qui le caractérisent ? Il en est, mais il en est peu ; et sur cent mille pères, il ne s’en trouvera pas un de ce nombre.

Les questions trop multipliées ennuient et rebutent tout le monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de quelques minutes leur attention se lasse, ils n’écoutent plus ce qu’un obstiné questionneur leur demande, et ne répondent plus qu’au hasard. Cette manière de les examiner est vaine et pédantesque ; souvent un mot pris à la volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de longs discours ; mais il faut prendre garde que ce mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement soi-même pour apprécier celui d’un enfant.

J’ai ouï raconter à feu milord Hyde qu’un de ses amis, revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut examiner les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à son fils : Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre ? Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant dit : Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait milord Hyde, le grand chemin était entre le soleil et nous. Le père, à ce mot, embrasse son fils, et, finissant là son examen, s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au gouverneur l’acte d’une pension viagère outre ses appointements.

Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui était promis ! La question est précisément de l’âge : la réponse est bien simple ; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose ! C’est ainsi que l’élève d’Aristote apprivoisait ce coursier célèbre qu’aucun écuyer n’avait pu dompter.


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LIVRE III.

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Quoique jusqu’à l’adolescence tout le cours de la vie soit un temps de faiblesse, il est un point, dans la durée de ce premier âge, où, le progrès des forces ayant passé celui des besoins, l’animal croissant, encore absolument faible, devient fort par relation. Ses besoins n’étant pas tous développés, ses forces actuelles sont plus que suffisantes pour pourvoir à ceux qu’il a. Comme homme il serait très faible, comme enfant il est très fort.

D’où vient la faiblesse de l’homme ? De l’inégalité qui se trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions qui nous rendent faibles, parce qu’il faudrait pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la nature. Diminuez donc les désirs, c’est comme si vous augmentiez les forces : celui qui peut plus qu’il ne désire en a de reste ; il est certainement un être très fort. Voilà le troisième état de l’enfance, et celui dont j’ai maintenant à parler. Je continue à l’appeler enfance, faute de terme propre à l’exprimer ; car cet âge approche de l’adolescence, sans être encore celui de la puberté.

À douze ou treize ans les forces de l’enfant se développent bien plus rapidement que ses besoins. Le plus violent, le plus terrible, ne s’est pas encore fait sentir à lui ; l’organe même