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sait que ce qu’il demande est une grâce. Il sait aussi que l’humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques. Sa voix, son regard, son geste sont d’un être également accoutumé à la complaisance et au refus. Ce n’est ni la rampante et servile soumission d’un esclave, ni l’impérieux accent d’un maître ; c’est une modeste confiance en son semblable, c’est la noble et touchante douceur d’un être libre, mais sensible et faible, qui implore l’assistance d’un être libre, mais fort et bienfaisant. Si vous lui accordez ce qu’il vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira qu’il a contracté une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point, il n’insistera point, il sait que cela serait inutile. Il ne se dira point : On m’a refusé ; mais il se dira : Cela ne pouvait pas être ; et, comme je l’ai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité bien reconnue.

Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire ; considérez ce qu’il fera et comment il s’y prendra. N’ayant pas besoin de se prouver qu’il est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, et seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-même : ne sait-il pas qu’il est toujours maître de lui ? Il est alerte, léger, dispos ; ses mouvements ont toute la vivacité de son âge, mais vous n’en voyez pas un qui n’ait une fin. Quoi qu’il veuille faire, il n’entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées et les connaît ; ses moyens seront toujours appropriés à ses desseins, et rarement il agira sans être assuré du succès. Il aura l’œil attentif et judicieux ; il n’ira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce qu’il voit ; mais il l’examinera lui-même et se fatiguera pour trouver ce qu’il veut apprendre, avant de le demander. S’il tombe dans des embarras imprévus, il se troublera moins qu’un autre ; s’il y a du risque, il s’effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu’on n’a rien fait pour l’animer, il ne voit que ce qui est, n’estime les dangers que ce qu’ils valent, et garde toujours son sang-froid. La nécessité s’appesantit trop souvent sur lui pour qu’il regimbe encore contre elle ; il en porte le joug dès sa naissance, l’y voilà bien accoutumé ; il est toujours prêt à tout.

Qu’il s’occupe ou qu’il s’amuse, l’un et l’autre est égal pour lui ; ses jeux sont ses occupations, il n’y sent point de différence. Il met à tout ce qu’il fait un intérêt qui fait rire et une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de son esprit et la sphère de ses connaissances. N’est-ce pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant et doux, de voir un joli enfant, l’œil vif et gai, l’air content et serein, la physionomie ouverte et riante, faire, en se jouant, les choses les plus sérieuses, ou profondément occupé des plus frivoles amusements ?

Voulez-vous à présent le juger par comparaison ? Mêlez-le avec d’autres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de la ville, nul n’est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu’aucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à portée de l’enfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu’eux tous. Est-il question d’agir, de courir, de sauter, d’ébranler des corps, d’enlever des masses, d’estimer des distances, d’inventer des jeux, d’emporter des prix ? on dirait que la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier toute chose à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux : le talent, l’expérience, lui tiennent lieu de droit et d’autorité. Donnez-lui l’habit et le nom qu’il vous plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra partout le chef des autres ; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux ; sans vouloir commander, il sera le maître ; sans croire obéir, ils obéiront.

Il est parvenu à la maturité de l’enfance, il a vécu de la vie d’un enfant, il n’a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur ; au contraire, ils ont concouru l’un à l’autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l’être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n’aurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous n’aigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné.