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aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce qu’il en coûte beaucoup pour cela ; mais presque aucun d’eux n’apprend à nager, parce qu’il n’en coûte rien, et qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à cheval, s’y tient, et s’en sert assez pour le besoin ; mais, dans l’eau, si l’on ne nage on se noie, et l’on ne nage point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est pas obligé de monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est sûr d’éviter un danger auquel on est si souvent exposé. Émile sera dans l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans tous les éléments ! Si l’on pouvait apprendre à voler dans les airs, j’en ferais un aigle ; j’en ferais une salamandre, si l’on pouvait s’endurcir au feu.

On craint qu’un enfant ne se noie en apprenant à nager ; qu’il se noie en apprenant ou pour n’avoir pas appris, ce sera toujours votre faute. C’est la seule vanité qui nous rend téméraires ; on ne l’est point quand on n’est vu de personne : Émile ne le serait pas ; quand il serait vu de tout l’univers. Comme l’exercice ne dépend pas du risque, dans un canal du parc de son père il apprendrait à traverser l’Hellespont ; mais il faut s’apprivoiser au risque même, pour apprendre à ne s’en pas troubler ; c’est une partie essentielle de l’apprentissage dont je parlais tout à l’heure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces et à le partager toujours avec lui, je n’aurai guère d’imprudence à craindre, quand je réglerai le soin de sa conservation sur celui que je dois à la mienne.

Un enfant est moins grand qu’un homme ; il n’a ni sa force ni sa raison : mais il voit et entend aussi bien que lui, ou à très peu près ; il a le goût aussi sensible, quoiqu’il l’ait moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiqu’il n’y mette pas la même sensualité. Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premières qu’il faudrait cultiver ; ce sont les seules qu’on oublie, ou celles qu’on néglige le plus.

Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre à bien juger par eux, c’est apprendre, pour ainsi dire, à sentir ; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris.

Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement : nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres ; tout cela est fort bien ; mais n’avons-nous que des bras et des jambes ? n’avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles ? et ces organes sont-ils superflus à l’usage des premiers ? N’exercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent ; tirez de chacun d’eux tout le parti possible, puis vérifiez l’impression de l’un par l’autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N’employez la force qu’après avoir estimé la résistance ; faites toujours en sorte que l’estimation de l’effet précède l’usage des moyens. Intéressez l’enfant à ne jamais faire d’efforts insuffisants ou superflus. Si vous l’accoutumez à prévoir ainsi l’effet de tous ses mouvements, et à redresser ses erreurs par l’expérience, n’est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux ?

S’agit-il d’ébranler une masse ; s’il prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement ; s’il le prend trop court, il n’aura pas assez de force ; l’expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu’il lui faut. Cette sagesse n’est donc pas au-dessus de son âge. S’agit-il de porter un fardeau ; s’il veut le prendre aussi pesant qu’il peut le porter et n’en point essayer qu’il ne soulève, ne sera-t-il pas forcé d’en estimer le poids à la vue ? Sait-il comparer des masses de même matière et de différentes grosseurs, qu’il choisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières ; il faudra bien qu’il s’applique à comparer leurs poids spécifiques. J’ai vu un jeune homme, très bien élevé, qui ne voulut croire qu’après l’épreuve qu’un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli d’eau.

Nous ne sommes pas également maîtres de