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le voilà dispensé de le chercher ailleurs, et la nature a déjà fait la moitié de l’ouvrage.

Quelqu’un dont je ne connais que le rang m’a fait proposer d’élever son fils. Il m’a fait beaucoup d’honneur sans doute ; mais, loin de se plaindre de mon refus, il doit se louer de ma discrétion. Si j’avais accepté son offre, et que j’eusse erré dans ma méthode, c’était une éducation manquée ; si j’avais réussi, c’eût été bien pis, son fils aurait renié son titre, il n’eût plus voulu être prince.

Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs d’un précepteur, et je sens trop mon incapacité, pour accepter jamais un pareil emploi de quelque part qu’il me soit offert ; et l’intérêt de l’amitié même ne serait pour moi qu’un nouveau motif de refus. Je crois qu’après avoir lu ce livre, peu de gens seront tentés de me faire cette offre ; et je prie ceux qui pourraient l’être, de n’en plus prendre l’inutile peine. J’ai fait autrefois un suffisant essai de ce métier pour être assuré que je n’y suis pas propre, et mon état m’en dispenserait, quand mes talents m’en rendraient capable. J’ai cru devoir cette déclaration publique à ceux qui paraissent ne pas m’accorder assez d’estime pour me croire sincère et fondé dans mes résolutions.

Hors d’état de remplir la tâche la plus utile, j’oserai du moins essayer de la plus aisée : à l’exemple de tant d’autres, je ne mettrai point la main à l’œuvre, mais à la plume ; et au lieu de faire ce qu’il faut, je m’efforcerai de le dire.

Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, l’auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu’il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d’exemples, ce qu’il dit même de praticable reste sans usage quand il n’en a pas montré l’application.

J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l’âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui où, devenu homme fait, il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions ; car, dès qu’il s’écarte de la pratique ordinaire, il n’a qu’à faire l’épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s’il suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au cœur humain.

Voilà ce que j’ai tâché de faire dans toutes les difficultés qui se sont présentées. Pour ne pas grossir inutilement le livre, je me suis contenté de poser les principes dont chacun devait sentir la vérité. Mais quant aux règles qui pouvaient avoir besoin de preuves, je les ai toutes appliquées à mon Émile ou à d’autres exemples, et j’ai fait voir dans des détails très étendus comment ce que j’établissais pouvait être pratiqué ; tel est du moins le plan que je me suis proposé de suivre. C’est au lecteur à juger si j’ai réussi.

Il est arrivé de là que j’ai d’abord peu parlé d’Émile, parce que mes premières maximes d’éducation, bien que contraires à celles qui sont établies, sont d’une évidence à laquelle il est difficile à tout homme raisonnable de refuser son consentement. Mais à mesure que j’avance, mon élève, autrement conduit que les vôtres, n’est plus un enfant ordinaire ; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors il paraît plus fréquemment sur la scène, et vers les derniers temps je ne le perds plus un moment de vue, jusqu’à ce que, quoi qu’il en dise, il n’ait plus le moindre besoin de moi.

Je ne parle point ici des qualités d’un bon gouverneur ; je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités. En lisant cet ouvrage, on verra de quelle libéralité j’use envers moi.

Je remarquerai seulement, contre l’opinion commune, que le gouverneur d’un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l’être un homme sage. Je voudrais qu’il fût lui-même enfant, s’il était possible, qu’il pût devenir le compagnon de son élève, et s’attirer sa confiance en partageant ses amusements. Il n’y a pas assez de choses communes entre l’enfance et l’âge mûr pour qu’il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais.