Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/381

Cette page n’a pas encore été corrigée

chose de si extraordinaire, qu’il ne savait plus que penser et qu’il crut que cette fille était devenue folle. Il continua : « Pourquoi donc, charmante Laure, ai-je seul l’exclusion ? Dites-moi ce qui m’attire votre haine. ─ Ma haine, s’écria-t-elle d’un ton plus vif. Je n’ai point aimé ceux que j’ai reçus ; je puis souffrir tout le monde, hors vous seul. »

« Mais pourquoi cela ! Laure, expliquez-vous mieux, je ne vous entends point. ─ Eh ! m’entends-je moi-même ? Tout ce que je sais, c’est que vous ne me toucherez jamais… Non, s’écria-t-elle encore avec emportement, jamais vous ne me toucherez. En me sentant dans vos bras, je songerais que vous n’y tenez qu’une fille publique, et j’en mourrais de rage. »

Elle s’animait en parlant. Edouard aperçut dans ses yeux des signes de douleur et de désespoir qui l’attendrirent. Il prit avec elle des manières moins méprisantes, un ton plus honnête et plus caressant. Elle se cachait le visage ; elle évitait ses regards. Il lui prit la main d’un air affectueux. A peine elle sentit cette main qu’elle y porta la bouche, et la pressa de ses lèvres en poussant des sanglots et versant des torrents de larmes.

Ce langage, quoique assez clair, n’était pas précis. Edouard ne l’amena qu’avec peine à lui parler plus nettement. La pudeur éteinte était revenue avec l’amour, et Laure n’avait jamais prodigué sa personne avec tant de honte qu’elle en eut d’avouer qu’elle aimait.

A peine cet amour était né qu’il était déjà dans toute sa force. Laure était vive et sensible, assez belle pour faire une passion, assez tendre pour la partager ; mais vendue par d’indignes parents dès sa première jeunesse, ses charmes, souillés par la débauche, avaient perdu leur empire. Au sein des honteux plaisirs, l’amour fuyait devant elle ; de malheureux corrupteurs ne pouvaient ni le sentir ni l’inspirer. Les corps combustibles ne brûlent point d’eux-mêmes ; qu’une étincelle approche, et tout part. Ainsi prit feu le cœur de Laure aux transports de ceux d’Edouard et de la marquise. A ce nouveau langage elle sentit un frémissement délicieux : elle prêtait une oreille attentive ; ses avides regards ne laissaient rien échapper. La flamme humide qui sortait des yeux de l’amant pénétrait par les siens jusqu’au fond de son cœur ; un sang plus brûlant courait dans ses veines ; la voix d’Edouard avait un accent qui l’agitait ; le sentiment lui semblait peint dans tous ses gestes ; tous ses traits animés par la passion la lui faisaient ressentir. Ainsi la première image de l’amour lui fit aimer l’objet qui la lui avait offerte. S’il n’eût rien senti pour une autre, peut-être n’eût-elle rien senti pour lui.

Toute cette agitation la suivit chez elle. Le trouble de l’amour naissant est toujours doux. Son premier mouvement fut de se livrer à ce nouveau charme ; le second fut d’ouvrir les yeux sur elle. Pour la première fois de sa vie elle vit son état ; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit l’espérance et les désirs des amants se tournait en désespoir dans son âme. La possession même de ce qu’elle aimait n’offrait à ses yeux que l’opprobre d’une abjecte et vile créature, à laquelle on prodigue son mépris avec ses caresses ; dans le prix d’un amour heureux elle ne vit que l’infâme prostitution. Ses tourments les plus insupportables lui venaient ainsi de ses propres désirs. Plus il lui était aisé de les satisfaire, plus son sort lui semblait affreux ; sans honneur, sans espoir, sans ressources, elle ne connut l’amour que pour en regretter les délices. Ainsi commencèrent ses longues peines, et finit son bonheur d’un moment.

La passion naissante qui l’humiliait à ses propres yeux l’élevait à ceux d’Edouard. La voyant capable d’aimer, il ne la méprise plus. Mais quelles consolations pouvait-elle attendre de lui ? Quel sentiment pouvait-il lui marquer, si ce n’est le faible intérêt qu’un cœur honnête, qui n’est pas libre, peut prendre à un objet de pitié qui n’a plus d’honneur qu’assez pour sentir sa honte ?

Il la consola comme il put, et promit de la venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de son état, pas même pour l’exhorter d’en sortir. Que servait d’augmenter l’effroi qu’elle en avait, puisque cet effroi même la faisait désespérer d’elle ? Un seul mot sur un tel sujet tirait à conséquence, et semblait la rapprocher de lui : c’était ce qui ne pouvait jamais être. Le plus grand malheur des métiers infâmes est qu’on ne gagne rien à les quitter.

Après une seconde visite, Edouard, n’oubliant pas la magnificence anglaise, lui envoya un cabinet de laque et plusieurs bijoux d’Angleterre.