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partie d’elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu’elle eut de meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son cœur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu’elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage. Le nœud de votre union formé par elle la fera revivre ; elle ne mourra qu’avec le dernier de tous.

Songez qu’il vous reste une autre Julie, et n’oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour conserver l’autre ; c’est le seul moyen qui vous reste à tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des nœuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m’est cher ! Combien vous devez l’être l’un à l’autre ! Combien cette idée doit renforcer votre attachement mutuel ! Vos objections contre cet engagement vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble ! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu’il ne sera plus possible à votre cœur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie ; elle en sera la confidente et l’objet : vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d’être fidèle à celle que vous aurez perdue, et après tant de regrets et de peines, avant que l’âge de vivre et d’aimer se passe, vous aurez brûlé d’un feu légitime et joui d’un bonheur innocent.

C’est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse, et après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari de l’amie qu’il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous lui devez les soins qu’il a pris de vous et vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m’aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui-en l’objet et le prix. Soyez chrétien pour l’engager à l’être. Le succès est plus près que vous ne pensez : il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste : ma confiance ne me trompera pas.

Je n’ai qu’un mot à vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va vous coûter leur éducation ; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les moments de dégoût inséparables de cet emploi, dites-vous : ils sont les enfants de Julie ; il ne vous coûtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j’ai faites sur votre mémoire et sur le caractère de mes deux fils. Cet écrit n’est que commencé : je ne vous le donne pas pour règle, et je le soumets à vos lumières. N’en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mère… vous savez s’ils lui étaient chers… Dites à Marcellin qu’il ne m’en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frère que c’était pour lui que j’aimais la vie. Dites-leur… Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m’en sépare avec moins de peine ; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami… Hélas ! j’achève de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être en ce moment où le cœur ne déguise plus rien… Eh ! pourquoi craindrais-je d’exprimer tout ce que je sens ? Ce n’est plus moi qui te parle ; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son cœur où tu ne seras plus. Mais mon âme existerait-elle sans toi ? sans toi quelle félicité goûterais-je ? Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois !

Lettre XIII de Madame d’Orbe

J’apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu’on puisse espérer de