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frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau… Saint-Preux !… cher Saint-Preux !… je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l’une évanouie et l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’était plus.

Adorateur de Dieu, Julie n’était plus… Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures ; j’ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m’informai de Mme d’Orbe. J’appris qu’il avait fallu la porter dans sa chambre, et même l’y renfermer ; car elle rentrait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le réchauffait du sien, s’efforçait de le ranimer, le pressait, s’y collait avec une espèce de rage, l’appelait à grands cris de mille noms passionnés, et nourrissait son désespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout à fait hors de sens ne voyant rien, n’entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d’une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n’osant souffler, cherchait à se cacher d’elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d’effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer ; car je craignais qu’un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur.

Je n’essayai pas de lui parler, elle ne m’eût point écouté, ni même entendu ; mais au bout de quelque temps, la voyant épuisée de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil ; je m’assis auprès d’elle en lui tenant les mains ; j’ordonnai qu’on amenât les enfants, et les fis venir autour d’elle. Malheureusement, le premier qu’elle aperçut fut précisément la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s’altérer, ses regards s’en détourner avec une espèce d’horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l’enfant à moi. « Infortuné ! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l’une tu deviens odieux à l’autre : elles n’eurent pas en tout le même cœur. » Ces mots l’irritèrent violemment et m’en attirèrent de très piquants. Ils ne laissèrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l’enfant dans ses bras et s’efforça de le caresser : ce fut en vain ; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même à le voir avec moins de plaisir que l’autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu’on a destiné à sa fille.

Gens sensibles, qu’eussiez-vous fait à ma place ? Ce que faisait Mme d’Orbe. Après avoir mis ordre aux enfants, à Mme d’Orbe, aux funérailles de la seule personne que j’aie aimée, il fallut monter à cheval, et partir, la mort dans le cœur, pour la porter au plus déplorable père. Je le trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l’accident de sa fille. Je le laissai accablé de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu’on n’aperçoit pas au dehors, qui n’excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n’y résistera jamais, j’en suis sûr, et je prévois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n’était pas dit encore. Il fallait qu’elle ressuscitât pour me donner l’horreur de la perdre une seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d’haleine, et s’écrier d’aussi loin que je pus l’entendre : « Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n’est pas morte. » Je ne compris rien à ce propos insensé : j’accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Mme de Wolmar. Je demande ce que c’est ; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre : la tête avait tourné à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l’appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit et les yeux fixés sur elle. Je m’approche ; je la vois sur ce lit habillée et parée ; le cœur me bat ; je l’examine… Hélas ! elle était morte ! Ce moment de fausse joie sitôt et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colère : je me sentis vivement irrité. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scène. Tout était déguisé