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nous soyons plus à portée d’avoir aisément des nouvelles l’un de l’autre. Je vous laisse le maître du choix de votre station. Tâchez seulement qu’on ne sache point ici où vous êtes, et soyez discret sans être mystérieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre, je me fie à l’intérêt que vous avez d’être prudent, et plus encore à celui que j’ai que vous le soyez.

Adieu, mon ami, je ne puis m’entretenir plus longtemps avec vous. Vous savez de quelles précautions j’ai besoin pour vous écrire. Ce n’est pas tout : mon père a amené un étranger respectable, son ancien ami, et qui lui a sauvé autrefois la vie à la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcés de le bien recevoir. Il repart demain, et nous nous hâtons de lui procurer, pour le jour qui nous reste, tous les amusements qui peuvent marquer notre zèle à un tel bienfaiteur. On m’appelle : il faut finir. Adieu, derechef.

Lettre XXIII à Julie

A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d’observation : mais, outre que la neige me chasse, j’ai voulu revenir au-devant du courrier qui m’apporte, j’espère, une de vos lettres. En attendant qu’elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j’en écrirai, s’il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.

Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage et de mes remarques ; j’en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l’un et l’autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme : il est juste de vous rendre compte de l’usage qu’on fait de votre bien.

J’étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie ; ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n’est pas sans charme pour un cœur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j’avais pris pour être mon guide et dans lequel, durant toute la route, j’ai trouvé plutôt un ami qu’un mercenaire. Je voulais rêver, et j’en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n’osaient sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquefois, en sortant d’un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais pénétré : à côté d’une caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

Ce n’était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés : la nature semblait encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects ! Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l’automne, au nord les glaces de l’hiver : elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l’accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l’optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir ; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d’attirer mon admiration, et qui semblaient m’être offertes en un vrai théâtre ; car la perspective des monts, étant verticale, frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu’obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J’attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais renaître en moi. J’admirais l’empire qu’ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie