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on abuse de l’oraison et qu’on devienne mystique, on se perd à force de s’élever ; en cherchant la grâce, on renonce à la raison ; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre ; en s’obstinant à vouloir qu’il nous éclaire, on s’ôte les lumières qu’il nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle ?

Vous le savez ; il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire. La vôtre est trop pure pour arriver jamais à ce point ; mais l’excès qui produit l’égarement commence avant lui, et c’est de ce premier terme que vous avez à vous défier. Je vous ai souvent entendue blâmer les extases des ascétiques ; savez-vous comment elles viennent ? En prolongeant le temps qu’on donne à la prière plus que ne le permet la faiblesse humaine. Alors l’esprit s’épuise, l’imagination s’allume et donne des visions ; on devient inspiré, prophète, et il n’y a plus ni sens ni génie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse ; vous ne voyez pas encore les piétistes mais vous lisez leurs livres. Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon : mais que faites-vous de ceux de sa disciple ? Vous lisez Muralt : je le lis aussi ; mais je choisis ses Lettres, et vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égarements de cet homme sage, et songez à vous. Femme pieuse et chrétienne, allez-vous n’être plus qu’une dévote ?

Chère et respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d’une enfant, et vous donne les miens avec le zèle d’un père. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l’amitié. Les mêmes leçons nous conviennent, le même intérêt nous conduit. Jamais nos cœurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir à tous deux un objet d’honneur et de gloire qui nous élève conjointement ; et la perfection de chacun de nous importera toujours à l’autre. Mais si les délibérations sont communes, la décision ne l’est pas ; elle appartient à vous seule. O vous qui fîtes toujours mon sort, ne cessez point d’en être l’arbitre ; pesez mes réflexions, prononcez : quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets ; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours présente, vous présiderez toujours à mes actions ; dussiez-vous m’ôter l’honneur d’élever vos enfants, vous ne m’ôterez point les vertus que je tiens de vous ; ce sont les enfants de votre âme, la mienne les adopte, et rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué ce que je sens et ce que je pense, dites-moi ce qu’il faut que je fasse. Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon illustre ami. Je ne l’ai point consulté dans cette occasion ; je ne lui ai montré ni cette lettre ni la vôtre. S’il apprend que vous désapprouviez son projet, ou plutôt celui de votre époux, il le désapprouvera lui-même ; et je suis bien éloigné d’en vouloir tirer une objection contre vos scrupules ; il convient seulement qu’il les ignore jusqu’à votre entière décision. En attendant je trouverai, pour différer notre départ, des prétextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sûrement. Pour moi, j’aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre à vivre chez vous en étranger est une humiliation que je n’ai pas méritée.

Lettre VIII de Madame de Wolmar

Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore votre imagination effarouchée ? Et sur quoi, je vous prie ? Sur les plus vrais témoignages d’estime et d’amitié que vous ayez jamais reçus de moi ; sur les paisibles réflexions que le soin de votre vrai bonheur m’inspire ; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais été faite, sur l’empressement,