Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/296

Cette page n’a pas encore été corrigée

monde, et qu’on n’a pas besoin de composer exprès pour eux ; c’est la paix et l’union dont ils sont témoins ; c’est l’accord qu’ils voient régner sans cesse et dans la conduite respective de tous, et dans la conduite et les discours de chacun.

Nourris encore dans leur première simplicité, d’où leur viendraient des vices dont ils n’ont point vu d’exemple, des passions qu’ils n’ont nulle occasion de sentir, des préjugés que rien ne leur inspire ? Vous voyez qu’aucune erreur ne les gagne, qu’aucun mauvais penchant ne se montre en eux. Leur ignorance n’est point entêtée, leurs désirs ne sont point obstinés ; les inclinations au mal sont prévenues ; la nature est justifiée ; et tout me prouve que les défauts dont nous l’accusons ne sont point son ouvrage, mais le nôtre.

C’est ainsi que, livrés au penchant de leur cœur sans que rien le déguise ou l’altère, nos enfants ne reçoivent point une forme extérieure et artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractère originel ; c’est ainsi que ce caractère se développe journellement à nos yeux sans réserve, et que nous pouvons étudier les mouvements de la nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sûrs de n’être jamais ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher ; et dans tout ce qu’ils disent, soit entre eux, soit à nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce qu’ils ont au fond de l’âme. Libres de babiller entre eux toute la journée, ils ne songent pas même à se gêner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins de les écouter, et ils diraient les choses du monde les plus blâmables que je ne ferais pas semblant d’en rien savoir : mais, en effet, je les écoute avec la plus grande attention sans qu’ils s’en doutent ; je tiens un registre exact de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent ; ce sont les productions naturelles du fonds qu’il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une herbe étrangère dont le vent apporta la graine : si je la coupe par une réprimande, bientôt elle repoussera ; au lieu de cela, j’en cherche en secret la racine, et j’ai soin de l’arracher. Je ne suis, m’a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier ; je sarcle le jardin, j’en ôte la mauvaise herbe ; c’est à lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu’avec toute la peine que j’aurais pu prendre il fallait être aussi bien secondée pour espérer de réussir, et que le succès de mes soins dépendait d’un concours de circonstances qui ne s’est peut-être jamais trouvé qu’ici. Il fallait les lumières d’un père éclairé pour démêler, à travers les préjugés établis, le véritable art de gouverner les enfants des leur naissance ; il fallait toute sa patience pour se prêter à l’exécution sans jamais démentir ses leçons par sa conduite ; il fallait des enfants bien nés, en qui la nature eût assez fait pour qu’on pût aimer son seul ouvrage ; il fallait n’avoir autour de soi que des domestiques intelligents et bien intentionnés, qui ne se lassassent point d’entrer dans les vues des maîtres : un seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour tout gâter. En vérité, quand on songe combien de causes étrangères peuvent nuire aux meilleurs desseins, et renverser les projets les mieux concertés, on doit remercier la fortune de tout ce qu’on fait de bien dans la vie, et dire que la sagesse dépend beaucoup du bonheur. »

« Dites, me suis-je écrié, que le bonheur dépend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous félicitez est votre ouvrage, et que tout ce qui vous approche est contraint de vous ressembler ? Mères de famille, quand vous vous plaignez de n’être pas secondées, que vous connaissez mal votre pouvoir ! Soyez tout ce que vous devez être, vous surmonterez tous les obstacles ; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature ? Malgré les maximes du vice, ils seront toujours chers au cœur humain. Ah ! veuillez être femmes et mères, et le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respecté. »

En achevant cette conversation, Julie a remarqué que tout prenait une nouvelle facilité depuis l’arrivée d’Henriette. « Il est certain, dit-elle, que j’aurais besoin de beaucoup moins de soins et d’adresse, si je voulais introduire l’émulation entre les deux frères ; mais ce moyen me paraît trop dangereux ; j’aime mieux avoir plus de peine et ne rien risquer. Henriette supplée à cela : comme elle est d’un autre sexe, leur aînée, qu’ils l’aiment tous