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n’a pas peur de trouver en eux l’homme de l’homme au lieu de celui de la nature.

Souvent dans ses tournées M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens et la raison le frappent, et qu’il se plaît à faire causer. Il l’amène à sa femme ; elle lui fait un accueil charmant, qui marque non la politesse et les airs de son état, mais la bienveillance et l’humanité de son caractère. On retient le bonhomme à dîner : Julie le place à côté d’elle, le sert, le caresse, lui parle avec intérêt, s’informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne donne point une attention gênante à ses manières rustiques, mais le met à l’aise par la facilité des siennes, et ne sort point avec lui de ce tendre et touchant respect dû à la vieillesse infirme qu’honore une longue vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté se livre à l’épanchement de son cœur ; il semble reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse. Le vin bu à la santé d’une jeune dame en réchauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ranime à parler de son ancien temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats où il s’est trouvé, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa femme, de ses enfants, des travaux champêtres, des abus qu’il a remarqués, des remèdes qu’il imagine. Souvent des longs discours de son âge sortent d’excellents préceptes moraux, ou des leçons d’agriculture ; et quand il n’y aurait dans les choses qu’il dit que le plaisir qu’il prend à les dire, Julie en prendrait à les écouter.

Elle passe après le dîner dans sa chambre et en rapporte un petit présent de quelque nippe convenable à la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les enfants, et réciproquement il rend aux enfants quelque don simple et de leur goût dont elle l’a secrètement chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l’étroite et douce bienveillance qui fait la liaison des états divers. Les enfants s’accoutument à honorer la vieillesse, à estimer la simplicité, et à distinguer le mérite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux pères fêtés dans une maison respectable et admis à la table des maîtres ne se tiennent point offensés d’en être exclus ; ils ne s’en prennent point à leur rang, mais à leur âge ; ils ne disent point : « Nous sommes trop pauvres », mais : « Nous sommes trop jeunes pour être ainsi traités » ; l’honneur qu’on rend à leurs vieillards et l’espoir de le partager un jour les consolent d’en être privés et les excitent à s’en rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu’il a reçues, revient dans sa chaumière, empressé de montrer à sa femme et à ses enfants les dons qu’il leur apporte. Ces bagatelles répandent la joie dans toute une famille qui voit qu’on a daigné s’occuper d’elle. Il leur raconte avec emphase la réception qu’on lui a faite, les mets dont on l’a servi, les vins dont il a goûté, les discours obligeants qu’on lui a tenus, combien on s’est informé d’eux, l’affabilité des maîtres, l’attention des serviteurs, et généralement ce qui peut donner du prix aux marques d’estime et de bonté qu’il a reçues ; en le racontant il en jouit une seconde fois, et toute la maison croit jouir aussi des honneurs rendus à son chef. Tous bénissent de concert cette famille illustre et généreuse qui donne exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne dédaigne point le pauvre, et rend honneur aux cheveux blancs. Voilà l’encens qui plaît aux âmes bienfaisantes. S’il est des bénédictions humaines que le ciel daigne exaucer, ce ne sont point celles qu’arrache la flatterie et la bassesse en présence des gens qu’on loue, mais celles que dicte en secret un cœur simple et reconnaissant au coin d’un foyer rustique.

C’est ainsi qu’un sentiment agréable et doux peut couvrir de son charme une vie insipide à des cœurs indifférents ; c’est ainsi que les soins, les travaux, la retraite, peuvent devenir des amusements par l’art de les diriger. Une âme saine peut donner du goût à des occupations communes, comme la santé du corps fait trouver bons les aliments les plus simples. Tous ces gens ennuyés qu’on amuse avec tant de peine doivent leur dégoût à leurs vices, et ne perdent le sentiment du plaisir qu’avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivé précisément le contraire, et des soins qu’une certaine langueur d’âme lui eût laissé négliger autrefois lui deviennent intéressants par le motif qui les inspire. Il faudrait être insensible pour être toujours sans vivacité. La sienne s’est développée par les mêmes causes qui la réprimaient autrefois. Son