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qu’on se permet, on s’abstient journellement de certaines choses qu’on réserve pour donner à quelque repas un air de fête qui les rend plus agréables sans être plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement ménagés ? Du gibier rare ? Du poisson de mer ? Des productions étrangères ? Mieux que tout cela ; quelque excellent légume du pays, quelqu’un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac apprêtés d’une certaine manière, certains laitages de nos montagnes, quelque pâtisserie à l’allemande, à quoi l’on joint quelque pièce de la chasse des gens de la maison : voilà tout l’extraordinaire qu’on y remarque ; voilà ce qui couvre et orne la table, ce qui excite et contente notre appétit les jours de réjouissance. Le service est modeste et champêtre, mais propre et riant ; la grâce et le plaisir y sont, la joie et l’appétit l’assaisonnent. Des surtouts dorés autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargés de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la place des mets ; on n’y sait point l’art de nourrir l’estomac par les yeux, mais on y sait celui d’ajouter du charme à la bonne chère, de manger beaucoup sans s’incommoder, de s’égayer à boire sans altérer sa raison, de tenir table longtemps sans ennui, et d’en sortir toujours sans dégoût.

Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle où l’on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussée. Cette salle particulière est à l’angle de la maison et éclairée de deux côtés ; elle donne par l’un sur le jardin, au delà duquel on voit le lac à travers les arbres ; par l’autre on aperçoit ce grand coteau de vignes qui commencent d’étaler aux yeux les richesses qu’on y recueillira dans deux mois. Cette pièce est petite : mais ornée de tout ce qui peut la rendre agréable et riante. C’est là que Julie donne ses petits festins à son père, à son mari, à sa cousine, à moi, à elle-même, et quelquefois à ses enfants. Quand elle ordonne d’y mettre le couvert on sait d’avance ce que cela veut dire, et M. de Wolmar l’appelle en riant le salon d’Apollon ; mais ce salon ne diffère pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hôtes n’y sont point admis, jamais on n’y mange quand on a des étrangers ; c’est l’asile inviolable de la confiance, de l’amitié, de la liberté. C’est la société des cœurs qui lie en ce lieu celle de la table ; elle est une sorte d’initiation à l’intimité, et jamais il ne s’y rassemble que des gens qui voudraient n’être plus séparés. Milord, la fête vous attend, et c’est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

Je n’eus pas d’abord le même honneur. Ce ne fut qu’à mon retour de chez Mme d’Orbe que je fus traité dans le salon d’Apollon. Je n’imaginais pas qu’on pût rien ajouter d’obligeant à la réception qu’on m’avait faite ; mais ce souper me donna d’autres idées. J’y trouvai je ne sais quel délicieux mélange de familiarité, de plaisir, d’union, d’aisance, que je n’avais point encore éprouvé. Je me sentais plus libre sans qu’on m’eût averti de l’être ; il me semblait que nous nous entendions mieux qu’auparavant. L’éloignement des domestiques m’invitait à n’avoir plus de réserve au fond de mon cœur ; et c’est là qu’à l’instance de Julie je repris l’usage, quitté depuis tant d’années, de boire avec mes hôtes du vin pur à la fin du repas.

Ce souper m’enchanta : j’aurais voulu que tous nos repas se fussent passés de même. « Je ne connaissais point cette charmante salle, dis-je à Mme de Wolmar ; pourquoi n’y mangez-vous pas toujours ? ─ Voyez, dit-elle, elle est si jolie ! ne serait-ce pas dommage de la gâter ? » Cette réponse me parut trop loin de son caractère pour n’y pas soupçonner quelque sens caché. « Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mêmes commodités qu’on trouve ici, afin de pouvoir éloigner vos domestiques et causer plus en liberté ? ─ C’est, me répondit-elle encore, que cela serait trop agréable, et que l’ennui d’être toujours à son aise est enfin le pire de tous. » Il ne m’en fallut pas davantage pour concevoir son système ; et je jugeai qu’en effet l’art d’assaisonner les plaisirs n’est que celui d’en être avare.

Je trouve qu’elle se met avec plus de soin qu’elle ne faisait autrefois. La seule vanité qu’on lui ait jamais reprochée était de négliger son ajustement. L’orgueilleuse avait ses raisons, et ne me laissait point de prétexte pour méconnaître son empire. Mais elle avait beau faire, l’enchantement était trop fort pour me sembler naturel ; je m’opiniâtrais à trouver de l’art dans sa négligence ;