Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/267

Cette page n’a pas encore été corrigée

à y vivre comme chez moi ; et si je n’y prends pas tout à fait l’autorité d’un maître, je sens plus de plaisir encore à me regarder comme l’enfant de la maison. La simplicité, l’égalité que j’y vois régner, ont un attrait qui me touche et me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la raison vivante et la vertu sensible. En fréquentant ces heureux époux, leur ascendant me gagne et me touche insensiblement, et mon cœur se met par degrés à l’unisson des leurs, comme la voix prend, sans qu’on y songe, le ton des gens avec qui l’on parle.

Quelle retraite délicieuse ! Quelle charmante habitation ! Que la douce habitude d’y vivre en augmente le prix ! Et que, si l’aspect en paraît d’abord peu brillant, il est difficile de ne pas l’aimer aussitôt qu’on la connaît ! Le goût que prend Mme de Wolmar à remplir ses nobles devoirs, à rendre heureux et bons ceux qui l’approchent, se communique à tout ce qui en est l’objet, à son mari, à ses enfants, à ses hôtes, à ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants, les longs éclats de rire ne retentissent point dans ce paisible séjour ; mais on y trouve partout des cœurs contents et des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont d’attendrissement et de joie. Les noirs soucis, l’ennui, la tristesse, n’approchent pas plus d’ici que le vice et les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu’excepté la peine secrète qui la tourmente, et dont je vous ai dit la cause dans ma précédente lettre, tout concourt à la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de l’être, mille autres se désoleraient à sa place. Sa vie uniforme et retirée leur serait insupportable ; elles s’impatienteraient du tracas des enfants ; elles s’ennuieraient des soins domestiques ; elles ne pourraient souffrir la campagne ; la sagesse et l’estime d’un mari peu caressant ne les dédommageraient ni de sa froideur ni de son âge ; sa présence et son attachement même leur seraient à charge. Ou elles trouveraient l’art de l’écarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou, s’en éloignant elles-mêmes, elles mépriseraient les plaisirs de leur état ; elles en chercheraient au loin de plus dangereux, et ne seraient à leur aise dans leur propre maison que quand elles y seraient étrangères. Il faut une âme saine pour sentir les charmes de la retraite ; on ne voit guère que des gens de bien se plaire au sein de leur famille et s’y renfermer volontairement ; s’il est au monde une vie heureuse, c’est sans doute celle qu’ils y passent. Mais les instruments du bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en œuvre, et l’on ne sent en quoi le vrai bonheur consiste qu’autant qu’on est propre à le goûter.

S’il fallait dire avec précision ce qu’on fait dans cette maison pour être heureux, je croirais avoir bien répondu en disant : On y sait vivre ; non dans le sens qu’on donne en France à ce mot, qui est d’avoir avec autrui certaines manières établies par la mode ; mais de la vie de l’homme, et pour laquelle il est né ; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m’avez donné l’exemple, qui dure au delà d’elle-même, et qu’on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un père qui s’inquiète du bien-être de sa famille ; elle a des enfants à la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le principal soin de l’homme sociable, et c’est aussi le premier dont elle et son mari se sont conjointement occupés. En entrant en ménage ils ont examiné l’état de leurs biens : ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins ; et, voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dût s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur pût suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement ; au lieu d’acheter de nouvelles terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu’ils avaient déjà, et l’exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage.

Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? Il faudra le partager à plusieurs enfants. Mais doivent-ils rester oisifs ? Le travail de chacun n’est-il pas un supplément