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n’est point sa maîtresse ; la mère de deux enfants n’est plus son ancienne écolière. Il est vrai qu’elle lui ressemble beaucoup et qu’elle lui en rappelle souvent le souvenir. Il l’aime dans le temps passé : voilà le vrai mot de l’énigme. Otez-lui la mémoire, il n’aura plus d’amour.

Ceci n’est pas une vaine subtilité, petite cousine ; c’est une observation très solide, qui, étendue à d’autres amours, aurait peut-être une application bien plus générale qu’il ne paraît. Je pense même qu’elle ne serait pas difficile à expliquer en cette occasion par vos propres idées. Le temps où vous séparâtes ces deux amants fut celui où leur passion était à son plus haut point de véhémence. Peut-être s’ils fussent restés plus longtemps ensemble, se seraient-ils peu à peu refroidis ; mais leur imagination vivement émue les a sans cesse offerts l’un à l’autre tels qu’ils étaient à l’instant de leur séparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maîtresse les changements qu’y faisait le progrès du temps, l’aimait telle qu’il l’avait vue, et non plus telle qu’elle était. Pour le rendre heureux il n’était pas question seulement de la lui donner, mais de la lui rendre au même âge et dans les mêmes circonstances où elle s’était trouvée au temps de leurs premières amours ; la moindre altération à tout cela était autant d’ôté du bonheur qu’il s’était promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changé ; ce qu’elle a gagné tourne en ce sens à son préjudice ; car c’est de l’ancienne et non pas d’une autre qu’il est amoureux.

L’erreur qui l’abuse et le trouble est de confondre les temps et de se reprocher souvent comme un sentiment actuel ce qui n’est que l’effet d’un souvenir trop tendre ; mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux achever de le guérir que le désabuser. On tirera peut-être meilleur parti pour cela de son erreur que de ses lumières. Lui découvrir le véritable état de son cœur serait lui apprendre la mort de ce qu’il aime ; ce serait lui donner une affliction dangereuse en ce que l’état de tristesse est toujours favorable à l’amour.

Délivré des scrupules qui le gênent, il nourrirait peut-être avec plus de complaisance des souvenirs qui doivent s’éteindre ; il en parlerait avec moins de réserve ; et les traits de sa Julie ne sont pas tellement effacés en Mme de Wolmar, qu’à force de les y chercher il ne les y pût trouver encore. J’ai pensé qu’au lieu de lui ôter l’opinion des progrès qu’il croit avoir faits, et qui sert d’encouragement pour achever, il fallait lui faire perdre la mémoire des temps qu’il doit oublier, en substituant adroitement d’autres idées à celles qui lui sont si chères. Vous, qui contribuâtes à les faire naître, pouvez contribuer plus que personne à les effacer ; mais c’est seulement quand vous serez tout à fait avec nous que je veux vous dire à l’oreille ce qu’il faut faire pour cela ; charge qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant, je cherche à le familiariser avec les objets qui l’effarouchent, en les lui présentant de manière qu’ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible et facile à subjuguer. Je profite de cet avantage en donnant le change à son imagination. A la place de sa maîtresse, je le force de voir toujours l’épouse d’un honnête homme et la mère de mes enfants : j’efface un tableau par un autre, et couvre le passé du présent. On mène un coursier ombrageux à l’objet qui l’effraye, afin qu’il n’en soit plus effrayé. C’est ainsi qu’il en faut user avec ces jeunes gens dont l’imagination brûle encore, quand leur cœur est déjà refroidi, et leur offre dans l’éloignement des monstres qui disparaissent à leur approche.

Je crois bien connaître les forces de l’un et de l’autre ; je ne les expose qu’à des épreuves qu’ils peuvent soutenir ; car la sagesse ne consiste pas à prendre indifféremment toutes sortes de précautions mais à choisir celles qui sont utiles et à négliger les superflues. Les huit jours pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-être pour leur apprendre