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vous trouverez établi et que vous avez approuvé ; la mienne sera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la maison, et de goûter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.

J’ai toujours vu que ma femme aurait une extrême répugnance à confier ses enfants à des mains mercenaires, et je n’ai pu blâmer ses scrupules. Le respectable état de précepteur exige tant de talents qu’on ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu’il est inutile d’en chercher un avec de l’argent. Il n’y a qu’un homme de génie en qui l’on puisse espérer de trouver les lumières d’un maître ; il n’y a qu’un ami très tendre à qui son cœur puisse inspirer le zèle d’un père ; et le génie n’est guère à vendre, encore moins l’attachement.

Votre ami m’a paru réunir en lui toutes les qualités convenables ; et, si j’ai bien connu son âme, je n’imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire dans ces enfants chéris celle de leur mère. Le seul obstacle que je puisse prévoir est dans son affection pour milord Edouard qui lui permettra difficilement de se détacher d’un ami si cher et auquel il a de si grandes obligations, à moins qu’Edouard ne l’exige lui-même. Nous attendons bientôt cet homme extraordinaire ; et comme vous avez beaucoup d’empire sur son esprit, s’il ne dément pas l’idée que vous m’en avez donnée, je pourrais bien vous charger de cette négociation près de lui.

Vous avez à présent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paraître fort bizarre sans cette explication, et qui, j’espère, aura désormais l’approbation de Julie et la vôtre. L’avantage d’avoir une femme comme la mienne m’a fait tenter des moyens qui seraient impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule garde de sa vertu, je serais insensé d’établir dans ma maison cet amant avant de m’assurer qu’il eût pour jamais cessé de l’être, et comment pouvoir m’en assurer, si j’avais une épouse sur laquelle je comptasse moins ?

Je vous ai vue quelquefois sourire à mes observations sur l’amour : mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J’ai fait une découverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la subtilité qu’on prête à votre sexe, n’eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-être l’évidence au premier instant, et que vous tiendrez au moins pour démontrée quand j’aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n’est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer au contraire qu’ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu ; ce n’est pas là non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposés soient vrais en même temps ; qu’ils brûlent plus ardemment que jamais l’un pour l’autre, et qu’il ne règne plus entre eux qu’un honnête attachement ; qu’ils soient toujours amants et ne soient plus qu’amis ; c’est, je pense, à quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine à comprendre, et ce qui est pourtant selon l’exacte vérité.

Telle est l’énigme que forment les contradictions fréquentes que vous avez dû remarquer en eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet du portrait a servi plus que tout le reste à m’en éclaircir le mystère ; et je vois qu’ils sont toujours de bonne foi, même en se démentant sans cesse. Quand je dis eux, c’est surtout le jeune homme que j’entends ; car pour votre amie, on n’en peut parler que par conjecture ; un voile de sagesse et d’honnêteté fait tant de replis autour de son cœur, qu’il n’est plus possible à l’œil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre. La seule chose qui me fait soupçonner qu’il lui reste quelque défiance à vaincre, est qu’elle ne cesse de chercher en elle-même ce qu’elle ferait si elle était tout à fait guérie, et le fait avec tant d’exactitude, que si elle était réellement guérie, elle ne le ferait pas si bien.

Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s’effraye moins des sentiments qui lui restent, je lui vois encore tous ceux qu’il eut dans sa première jeunesse ; mais je les vois sans avoir droit de m’en offenser. Ce n’est pas de Julie de Wolmar qu’il est amoureux, c’est de Julie d’Etange ; il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu’il aime, mais comme le ravisseur de celle qu’il a aimée. La femme d’un autre