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ou je le détournerai de l’achever, ou quoi qu’il arrive, je ferai ce qu’il n’aura pas voulu faire ; c’est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour te rassurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connais trop bien pour ne pas répondre de toi autant et plus que de moi-même. Tu seras toujours ce que tu dois et que tu veux être. Quand tu te livrerais à la seule honnêteté de ton âme, tu ne risquerais rien encore ; car je n’ai point de foi aux défaites imprévues : on a beau couvrir du vain nom de faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu’elle n’ait voulu succomber, et si je pensais qu’un pareil sort pût t’attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitié, crois-en tous les sentiments qui peuvent naître dans le cœur de ta pauvre Claire, j’aurais un intérêt trop sensible à t’en garantir pour t’abandonner à toi seule.

Ce que M. de Wolmar t’a déclaré des connaissances qu’il avait avant ton mariage me surprend peu ; tu sais que je m’en suis toujours doutée ; et je te dirai de plus que mes soupçons ne se sont pas bornés aux indiscrétions de Babi. Je n’ai jamais pu croire qu’un homme droit et vrai comme ton père, et qui avait tout au moins des soupçons lui-même, pût se résoudre à tromper son gendre et son ami. Que s’il t’engageait si fortement au secret, c’est que la manière de le révéler devenait fort différente de sa part ou de la tienne, et qu’il voulait sans doute y donner un tour moins propre à rebuter M. de Wolmar, que celui qu’il savait bien que tu ne manquerais pas d’y donner toi-même. Mais il faut te renvoyer ton exprès ; nous causerons de tout cela plus à loisir dans un mois d’ici.

Adieu, petite cousine, c’est assez prêcher la prêcheuse : reprends ton ancien métier, et pour cause. Je me sens tout inquiète de n’être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hâtant de les finir, et ne sais guère ce que je fais. Ah ! Chaillot, Chaillot !… si j’étais moins folle !… mais j’espère de l’être toujours.

P.-S. ─ A propos, j’oubliais de faire compliment à ton altesse. Dis-moi, je t’en prie, monseigneur ton mari est-il Atteman, Knès ou Boyard ? Pour moi, je croirai jurer s’il faut t’appeler Mme la Boyarde. O pauvre enfant ! toi qui as tant gémi d’être née demoiselle, te voilà bien chanceuse d’être la femme d’un prince ! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualité, je te trouve des frayeurs un peu roturières. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu’aux petites gens, et qu’on rit d’un enfant de bonne maison qui prétend être fils de son père ?

Lettre XIV de M. Wolmar à Mme d’Orbe

Je pars pour Etange, petite cousine ; je m’étais proposé de vous voir en allant ; mais un retard dont vous êtes cause me force à plus de diligence, et j’aime mieux coucher à Lausanne en revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j’ai à vous consulter sur plusieurs choses dont il est bon de vous parler d’avance afin que vous ayez le temps d’y réfléchir avant de m’en dire votre avis.

Je n’ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa présence eût confirmé la bonne opinion que j’en avais conçue. Je crois déjà m’être assez assuré de lui pour vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l’éducation de mes enfants. Je n’ignore pas que ces soins importants sont le principal devoir d’un père ; mais quand il sera temps de les prendre je serai trop âgé pour les remplir ; et tranquille et contemplatif par tempérament, j’eus toujours trop peu d’activité pour pouvoir régler celle de la jeunesse. D’ailleurs par la raison qui vous est connue, Julie ne me verrait point sans inquiétude prendre une fonction dont j’aurais peine à m’acquitter à son gré. Comme par mille autres raisons votre sexe n’est pas propre à ces mêmes soins, leur mère s’occupera tout entière à bien élever son Henriette : je vous destine pour votre part le gouvernement du ménage sur le plan que