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A la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux ; et cette partie de l’administration domestique n’est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie et d’intérêt qui divisent sans cesse les gens d’une maison, même aussi peu nombreuse que celle-ci, ils ne demeurent presque jamais unis qu’aux dépens du maître. S’ils s’accordent, c’est pour voler de concert : s’ils sont fidèles, chacun se fait valoir aux dépens des autres. Il faut qu’ils soient ennemis ou complices ; et l’on voit à peine le moyen d’éviter à la fois leur friponnerie et leurs dissensions. La plupart des pères de famille ne connaissent que l’alternative entre ces deux inconvénients. Les uns, préférant l’intérêt à l’honnêteté, fomentent cette disposition des valets aux secrets rapports, et croient faire un chef-d’œuvre de prudence en les rendant espions ou surveillants les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu’on les vole et qu’on vive en paix ; ils se font une sorte d’honneur de recevoir toujours mal des avis qu’un pur zèle arrache quelquefois à un serviteur fidèle. Tous s’abusent également. Les premiers, en excitant chez eux des troubles continuels, incompatibles avec la règle et le bon ordre, n’assemblent qu’un tas de fourbes et de délateurs, qui s’exercent, en trahissant leurs camarades, à trahir peut-être un jour leurs maîtres. Les seconds, en refusant d’apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mêmes, encouragent les méchants, rebutent les bons, et n’entretiennent à grands frais que des fripons arrogants et paresseux, qui, s’accordant aux dépens du maître, regardent leurs services comme des grâces, et leurs vols comme des droits.

C’est une grande erreur, dans l’économie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d’équilibre : comme si ce qui sape les fondements de l’ordre pouvait jamais servir à l’établir ! On ne fait par cette mauvaise police que réunir enfin tous les inconvénients. Les vices tolérés dans une maison n’y règnent pas seuls ; laissez-en germer un, mille viendront à sa suite. Bientôt ils perdent les valets qui les ont, ruinent le maître qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfants attentifs à les observer. Quel indigne père oserait mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal ? Quel honnête homme voudrait être chef de famille, s’il lui était impossible de réunir dans sa maison la paix et la fidélité, et qu’il fallût acheter le zèle de ses domestiques aux dépens de leur bienveillance mutuelle ?

Qui n’aurait vu que cette maison n’imaginerait pas même qu’une pareille difficulté pût exister, tant l’union des membres y paraît venir de leur attachement aux chefs. C’est ici qu’on trouve le sensible exemple qu’on ne saurait aimer sincèrement le maître sans aimer tout ce qui lui appartient : vérité qui sert de fondement à la charité chrétienne. N’est-il pas bien simple que les enfants du même père se traitent de frères entre eux ? C’est ce qu’on nous dit tous les jours au temple sans nous le faire sentir ; c’est ce que les habitants de cette maison sentent sans qu’on leur dise.

Cette disposition à la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n’examine pas seulement en les recevant s’ils conviennent à sa femme et à lui, mais s’ils conviennent l’un à l’autre, et l’antipathie bien reconnue entre deux excellents domestiques suffirait pour faire à l’instant congédier l’un des deux. « Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont ils ne sortent jamais et où ils sont toujours vis-à-vis les uns des autres, doit leur convenir également à tous, et serait un enfer pour eux si elle n’était une maison de paix. Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle où tout n’est qu’une même famille. Un seul qui déplairait aux autres pourrait la leur rendre odieuse ; et cet objet désagréable y frappant incessamment leurs regards, ils ne seraient bien ici ni pour eux ni pour nous. »

Après les avoir assortis le mieux qu’il est possible, on les unit pour ainsi dire malgré eux par les services qu’on les force en quelque sorte à se rendre, et l’on fait que chacun ait un sensible intérêt d’être aimé de tous ses camarades.