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d’avoir resté tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l’ennui de cette indolence efféminée et casanière, que, pour y mêler au moins quelque sorte d’activité, ils cèdent chez eux la place aux étrangers, et vont auprès des femmes d’autrui chercher à tempérer ce dégoût.

La maxime de Mme de Wolmar se soutient très bien par l’exemple de sa maison ; chacun étant pour ainsi dire tout à son sexe, les femmes y vivent très séparées des hommes. Pour prévenir entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d’occuper incessamment les uns et les autres ; car leurs travaux sont si différents qu’il n’y a que l’oisiveté qui les rassemble. Le matin chacun vaque à ses fonctions, et il ne reste du loisir à personne pour aller troubler celles d’un autre. L’après-dînée, les hommes ont pour département le jardin, la basse-cour, ou d’autres soins de la campagne ; les femmes s’occupent dans la chambre des enfants jusqu’à l’heure de la promenade, qu’elles font avec eux, souvent même avec leur maîtresse, et qui leur est agréable comme le seul moment où elles prennent l’air. Les hommes, assez exercés par le travail de la journée, n’ont guère envie de s’aller promener, et se reposent en gardant la maison.

Tous les dimanches, après le prêche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfants avec quelque parente ou amie qu’elles invitent tour à tour du consentement de Madame. Là, en attendant un petit régal donné par elle, on cause, on chante, on joue au volant, aux onchets, ou à quelque autre jeu d’adresse propre à plaire aux yeux des enfants, jusqu’à ce qu’ils s’en puissent amuser eux-mêmes. La collation vient, composée de quelques laitages, de gaufres, d’échaudés, de merveilles, ou d’autres mets du goût des enfants et des femmes. Le vin en est toujours exclu ; et les hommes qui dans tous les temps entrent peu dans ce petit gynécée, ne sont jamais de cette collation, où Julie manque assez rarement. J’ai été jusqu’ici le seul privilégié. Dimanche dernier, j’obtins, à force d’importunités, de l’y accompagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu’elle me l’accordait pour cette seule fois, et qu’elle l’avait refusée à M. de Wolmar lui-même. Imaginez si la petite vanité féminine était flattée, et si un laquais eût été bien venu à vouloir être admis à l’exclusion du maître.

Je fis un goûter délicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays ? Pensez ce que doivent être ceux d’une laiterie où Julie préside, et mangés à côté d’elle. La Fanchon me servit des grus, de la céracée, des gaufres, des écrelets. Tout disparaissait à l’instant. Julie riait de mon appétit. « Je vois, dit-elle en me donnant encore une assiette de crème, que votre estomac se fait honneur partout, et que vous ne vous tirez pas moins bien de l’écot des femmes que de celui des Valaisans. ─ Pas plus impunément, repris-je ; on s’enivre quelquefois à l’un comme à l’autre, et la raison peut s’égarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier. » Elle baissa les yeux sans répondre, rougit, et se mit à caresser ses enfants. C’en fut assez pour éveiller mes remords. Milord, ce fut là ma première indiscrétion, et j’espère que ce sera la dernière.

Il régnait dans cette petite assemblée un certain air d’antique simplicité qui me touchait le cœur ; je voyais sur tous les visages la même gaieté, et plus de franchise peut-être que s’il s’y fût trouvé des hommes. Fondée sur la confiance et l’attachement, la familiarité qui régnait entre les servantes et la maîtresse ne faisait qu’affermir le respect et l’autorité ; et les services rendus et reçus ne semblaient être que des témoignages d’amitié réciproque. Il n’y avait pas jusqu’au choix du régal qui ne contribuât à le rendre intéressant. Le laitage et le sucre sont un des goûts naturels du sexe, et comme le symbole de l’innocence et de la douceur qui font son plus aimable ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en général les saveurs fortes et les liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables à la vie active et laborieuse que la nature leur demande ; et quand ces divers goûts viennent à s’altérer et se confondre, c’est une marque presque infaillible du mélange désordonné des sexes. En effet, j’ai remarqué qu’en France, où les femmes vivent sans cesse avec les