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Tu n’as pas mal décrit sa figure et ses manières, et c’est un signe assez favorable que tu l’aies observé plus exactement que je n’aurais cru ; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines et l’habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intéressante qu’elle n’était autrefois ? Malgré ce que tu m’en avais écrit, je craignais de lui voir cette politesse maniérée, ces façons singeresses, qu’on ne manque jamais de contacter à Paris, et qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journée oisive, se piquent d’avoir une forme plutôt qu’une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines âmes, soit que l’air de la mer l’ait entièrement effacé, je n’en ai pas aperçu la moindre trace, et, dans tout l’empressement qu’il m’a témoigné, je n’ai vu que le désir de contenter son cœur. Il m’a parlé de mon pauvre mari ; mais il aimait mieux le pleurer avec moi que me consoler, et ne m’a point débité là-dessus de maximes galantes. Il a caressé ma fille ; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m’a reproché comme toi ses défauts, et s’est plaint que je la gâtais. Il s’est livré avec zèle à mes affaires, et n’a presque été de mon avis sur rien. Au surplus, le grand air m’aurait arraché les yeux qu’il ne se serait pas avisé d’aller fermer un rideau ; je me serais fatiguée à passer d’une chambre à l’autre qu’un pan de son habit galamment étendu sur sa main ne serait pas venu à mon secours. Mon éventail resta hier une grande seconde à terre sans qu’il s’élançât du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n’a pas envoyé une seule fois savoir de mes nouvelles. A la promenade il n’affecte point d’avoir son chapeau cloué sur sa tête, pour montrer qu’il sait les bons airs. A table, je lu ai demandé souvent sa tabatière, qu’il n’appelle pas sa boîte ; toujours il me l’a présentée avec la main, jamais sur une assiette, comme un laquais ; il n’a pas manqué de boire à ma santé deux fois au moins par repas ; et je parie que, s’il nous restait cet hiver, nous le verrions assis avec nous autour du feu se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine, mais montre-moi un des nôtres fraîchement venu de Paris, qui ait conservé cette bonhomie. Au reste, il me semble que tu dois trouver notre philosophe empiré dans un seul point : c’est qu’il s’occupe un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu’à ton préjudice, sans aller pourtant, je pense, jusqu’à le raccommoder avec Mme Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu’il est plus grave et plus sérieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement jusqu’à mon arrivée : il est précisément comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le désoler tout le long du jour.

Admire ma discrétion ; je ne t’ai rien dit encore du présent que je t’envoie et qui t’en promet bientôt un autre ; mais tu l’as reçu avant que d’ouvrir ma lettre ; et toi qui sais combien j’en suis idolâtre et combien j’ai raison de l’être, toi dont l’avarice était si en peine de ce présent, tu conviendras que je tins plus que je n’avais promis. Ah ! la pauvre petite ! au moment où tu lis ceci elle est déjà dans tes bras : elle est plus heureuse que sa mère ; mais dans deux mois je serai plus heureuse qu’elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hélas ! chère cousine, ne m’as-tu pas déjà tout entière ? Où tu es, où est ma fille, que manque-t-il encore de moi ? La voilà, cette aimable enfant ; reçois-la comme tienne ; je te la cède, je te la donne ; je résigne entes mais le pouvoir maternel ; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m’acquitte si mal à ton gré ; sois dès aujourd’hui la mère de celle qui doit être ta bru, et, pour me la rendre plus chère encore, fais-en, s’il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage ; à son humeur j’augure qu’elle se grave et prêcheuse ; quand tu auras corrigé les caprices qu’on m’accuse d’avoir fomentés, tu verras que ma fille se donnera les airs d’être ma cousine ; mais, plus heureuse, elle aura moins de pleurs à verser et moins de combats à rendre. Si le ciel lui eût conservé le meilleur des pères, qu’il eût été loin de gêner ses inclinations, et que nous serons loin de les gêner nous-mêmes ! Avec quel charme je les vois déjà s’accorder avec nos projets ! Sais-tu bien qu’elle ne peut déjà plus se passer de son petit