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majesté de l’âge mûr. Son teint n’est pas reconnaissable ; il est noir comme un More, et de plus fort marqué de la petite vérole. Ma chère, il te faut tout dire : ces marques me font quelque peine à regarder, et je me surprends souvent à les regarder malgré moi.

Je crois m’apercevoir que, si je l’examine, il n’est pas moins attentif à m’examiner. Après une si longue absence, il est naturel de se considérer mutuellement avec une sorte de curiosité ; mais si cette curiosité semble tenir de l’ancien empressement, quelle différence dans la manière aussi bien que dans le motif ! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec plus de liberté. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considérer alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c’est le tour de l’autre, et détourne les yeux à son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l’émotion n’y soit plus, ce qu’on aima si tendrement autrefois, et qu’on aime si purement aujourd’hui ? Qui sait si l’amour-propre ne cherche point à justifier les erreurs passées ? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse de l’aveugler, n’aime point encore à se dire : « Je n’avais pas trop mal choisi ? » Quoi qu’il en soit, je te le répète sans honte, je conserve pour lui des sentiments très doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m’en applaudis ; je rougirais de ne les avoir pas comme d’un vice de caractère et de la marque d’un mauvais cœur. Quant à lui, j’ose croire qu’après la vertu je suis ce qu’il aime le mieux au monde. Je sens qu’il s’honore de mon estime ; je m’honore à mon tour de la sienne, et mériterai de la conserver. Ah ! si tu voyais avec quelle tendresse il caresse me enfants, si tu savais quel plaisir il prend à parler de toi, cousine, tu connaîtrais que je lui suis encore chère.

Ce qui redouble ma confiance dans l’opinion que nous avons toutes deux de lui, c’est que M. de Wolmar la partage, et qu’il en pense par lui-même, depuis qu’il l’a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m’en a beaucoup parlé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu’il a pris, et me faisant la guerre de ma résistance. « Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnête homme en doute sur lui-même ; nous lui apprendrons à mieux compter sur sa vertu ; et peut-être un jour jouirons-nous avec plus d’avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par vous dire que son caractère me plaît, et que je l’estime surtout par un côté dont il ne se doute guère, savoir la froideur qu’il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d’amitié, plus il m’en inspire ; je ne saurais vous dire combien je craignais d’en être caressé. C’était la première épreuve que je lui destinais. Il doit s’en présenter une seconde sur laquelle je l’observerai ; après quoi je ne l’observerai plus. ─ Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractère ; car jamais il ne peut se résoudre autrefois à prendre un air soumis et complaisant avec mon père, quoiqu’il y eût un si grand intérêt et que je l’en eusse instamment prié. Je vis avec douleur qu’il s’ôtait cette unique ressource, et ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien. ─ Le cas est bien différent, reprit mon mari ; il y a entre votre père et lui une antipathie naturelle fondée sur l’opposition de leurs maximes. Quant à moi, qui n’ai ni systèmes ni préjugés, je suis sûr qu’il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait ; un homme sans passion ne peut inspirer d’aversion à personne ; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m’en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m’empêche pas de le voir de bon œil. S’il me caressait à présent, il serait un fourbe ; s’il ne me caressait jamais, il serait un monstre. »

Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes ; et je commence à croire que le ciel bénira la droiture de nos cœurs et les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d’entrer dans tous ces détails : tu ne mérites pas que j’aie tant de plaisir à m’entretenir avec toi : j’ai résolu de ne te plus rien dire ; et si tu veux en savoir davantage, viens l’apprendre.

P.-S. ─ Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l’aveu tardif que ce retour imprévu me força de