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n’osai jamais nommer sa femme. On me dit qu’il demeurait à Clarens. Cette nouvelle m’ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres ; et, prenant les deux lieues qui me restaient à faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m’eût désolé dans un autre temps ; mais j’appris avec un vrai chagrin que Mme d’Orbe était à Lausanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient : il me fut impossible d’avaler un seul morceau ; je suffoquais en buvant, et ne pouvais vider un verre qu’à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j’aurais donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyais plus Julie ; mon imagination troublée ne me présentait que des objets confus ; mon âme était dans un tumulte universel. Je connaissais la douleur et le désespoir ; je les aurais préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n’avoir de ma vie éprouvé d’agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, et je suis convaincu que je ne l’aurais pu supporter une journée entière.

En arrivant, je fis arrêter à la grille ; et, me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandait à parler à M. de Wolmar. Il était à la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendais dans des transes mortelles d’y voir paraître quelqu’un.

A peine Julie m’eut-elle aperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir ; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord ! ô mon ami… je ne puis parler… Adieu crainte ; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie ; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, et ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre et nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar était là ; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir ? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourments m’eût environné, je n’aurais pas dérobé mon cœur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel !

Cette première impétuosité suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence et de candeur dont je me sentis pénétré : « Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, et ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormais la mienne. ─ Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, et ne céderont point aux autres. » Je reçus ses embrassements, mais mon cœur venait de s’épuiser, et je ne fis que les recevoir.

Après cette courte scène, j’observai du coin de l’œil qu’on avait détaché ma malle et remisé ma chaise. Julie me prit sous le bras, et je m’avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d’aise de voir qu’on y prenait possession de moi.

Ce fut alors qu’en contemplant plus paisiblement ce visage adoré, que j’avais cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amère et douce qu’elle était réellement plus belle et plus brillante que jamais. Ses traits charmants se sont mieux formés encore ; elle a pris un peu plus d’embonpoint qui ne fait qu’ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n’a laissé sur ses joues que quelques légères traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisait autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s’allier dans son chaste regard à la douceur et à la sensibilité ; sa contenance, non moins modeste, est moins timide ; un air plus libre et des grâces plus franches ont succédé à ces manières contraintes, mêlées de tendresse et de honte ; et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd’hui plus céleste.

A peine étions-nous dans le salon qu’elle disparut, et rentra le moment d’après. Elle n’était pas seule. Qui pensez-vous qu’elle amenait avec elle ? Milord, c’étaient ses enfants ! ses deux enfants plus beaux que le jour, et portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme