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renverser, il n’y a point d’action humaine dont on ne pût faire un crime.

Que disent là-dessus nos sophistes ? Premièrement ils regardent la vie comme une chose qui n’est pas à nous, parce qu’elle nous a été donnée ; mais c’est précisément parce qu’elle nous a été donnée qu’elle est à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras ? Cependant quand ils craignent la gangrène ils s’en font couper un, et tous les deux, s’il le faut. La parité est exacte pour qui croit l’immortalité de l’âme ; car si je sacrifie mon bras à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les dons que le ciel nous a faits sont naturellement des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets à changer de nature ; et il y ajouta la raison pour nous apprendre à les discerner. Si cette règle ne nous autorisait pas à choisir les uns et rejeter les autres, quel serait son usage parmi les hommes ?

Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille manières. Ils regardent l’homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction. « Dieu, disent-ils, t’a placé dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congé ? » Mais toi-même, il t’a placé dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congé ? Le congé n’est-il pas dans le mal-être ? En quelque lieu qu’il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c’est pour rester autant que j’y suis bien, et pour en sortir dès que j’y suis mal. Voilà la voix de la nature et la voix de Dieu. Il faut attendre l’ordre, j’en conviens ; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m’ordonne pas de quitter la vie, il me l’ôte : c’est en me la rendant insupportable qu’il m’ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute ma force : dans le second, j’ai le mérite d’obéir.

Concevez-vous qu’il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rébellion contre la Providence, comme si l’on voulait se soustraire à ses lois ? Ce n’est point pour s’y soustraire qu’on cesse de vivre, c’est pour les exécuter. Quoi ! Dieu n’a-t-il de pouvoir que sur mon corps ? Est-il quelque lieu dans l’univers où quelque être existant ne soit pas sous sa main, et agira-t-il moins immédiatement sur moi quand ma substance épurée sera plus une, et plus semblable à la sienne ? Non, sa justice et sa bonté font mon espoir ; et, si je croyais que la mort pût me soustraire à sa puissance, je ne voudrais plus mourir.

C’est un des sophismes du Phédon, rempli d’ailleurs de vérités sublimes. « Si ton esclave se tuait, dit Socrate à Cebès, ne le punirais-tu pas, s’il t’était possible, pour t’avoir injustement privé de ton bien ? » Bon Socrate, que nous dites-vous ? N’appartient-on plus à Dieu quand on est mort ? Ce n’est point cela du tout ; mais il fallait dire : « Si tu charges ton esclave d’un vêtement qui le gêne dans le service qu’il te doit, le puniras-tu d’avoir quitté cet habit pour mieux faire son service ? » La grande erreur est de donner trop d’importance à la vie ; comme si notre être en dépendait, et qu’après la mort on ne fût plus rien. Notre vie n’est rien aux yeux de Dieu, elle n’est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres ; et, quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vêtement incommode. Est-ce la peine d’en faire un si grand bruit ? Milord, ces déclamateurs ne sont point de bonne foi ; absurdes et cruels dans leurs raisonnements, ils aggravent le prétendu crime, comme si l’on s’ôtait l’existence, et le punissent, comme si l’on existait toujours.

Quant au Phédon, qui leur a fourni le seul argument précieux qu’ils aient jamais employé, cette question n’y est traitée que très légèrement et comme en passant. Socrate, condamné par un jugement inique à perdre la vie dans quelques heures, n’avait pas besoin d’examiner bien attentivement s’il lui était permis d’en disposer. En supposant qu’il ait tenu réellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eût médités avec plus de soin dans l’occasion de les mettre en pratique ; et la preuve qu’on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c’est que Caton le lut par deux fois tout entier la nuit même qu’il quitta la terre.

Ces mêmes sophistes demandent si jamais la vie peut être un mal. En considérant cette foule d’erreurs, de tourments et de vices dont elle est remplie, on serait bien plus tenté de demander si jamais elle fut un bien. Le crime assiège sans cesse l’homme le plus vertueux ; chaque