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bonheur suprême ? Où sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux ? Il ne reste de nous que notre amour ; l’amour seul reste, et ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas ! un cœur moins pur t’aurait bien moins égarée ! Oui, c’est l’honnêteté du tien qui nous perd ; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l’indomptable amour ; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire ! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes ; tu me forces de t’admirer en partageant tes remords… Des remords !… était-ce à toi d’en sentir ?… toi que j’aimais… toi que je ne puis cesser d’adorer… Le crime pourrait-il approcher de ton cœur ?… Cruelle ! en me le rendant ce cœur qui m’appartient, rends-le-moi tel qu’il me fut donné.

Que m’as-tu dit ?… qu’oses-tu me faire entendre ?… Toi, passer dans les bras d’un autre !… un autre te posséder !… N’être plus à moi !… ou, pour comble d’horreur, n’être pas à moi seul ? Moi, j’éprouverais cet affreux supplice !… je te verrais survivre à toi-même !… Non ; j’aime mieux te perdre que te partager… Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m’agitent !… avant que ta main se fût avilie dans ce nœud funeste abhorré par l’amour et réprouvé par l’honneur, j’irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein ; j’épuiserais ton chaste cœur d’un sang que n’aurait point souillé l’infidélité. A ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d’un feu que rien ne peut éteindre, je tomberais dans tes bras ; je rendrais sur tes lèvres mon dernier soupir… Je recevrais le tien… Julie expirante !…ces yeux si doux éteints par les horreurs de la mort !… ce sein, ce trône de l’amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang et la vie !… Non, vis et souffre ! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l’état de ce cœur serré de détresse ! Jamais il ne brûla d’un feu si sacré ; jamais ton innocence et ta vertu ne lui fut si chère. Je suis amant, je suis aimé, je le sens ; mais je ne suis qu’un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seul nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon cœur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah ! Julie ! objet adoré ! s’il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, et des regrets éternels !

Ecoute celui qui t’aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, et suivre avec une simplicité d’enfants de chimériques vertus dont tout le monde parle et que personne ne pratique ? Quoi ! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants dont Londres et Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, et regardent l’adultère comme un jeu ? Les exemples n’en sont point scandaleux ; il n’est pas même permis d’y trouver à redire ; et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage, résisterait au penchant de son cœur. En effet, disent-ils, un tort qui n’est que dans l’opinion n’est-il pas nul quand il est secret ? Quel mal reçoit un mari d’une infidélité qu’il ignore ? De quelle complaisance une femme ne rachète-t-elle pas ses fautes ? Quelle douceur n’emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons ? Privé d’un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux ; et ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n’est qu’un lien de plus dans la société.

A Dieu ne plaise, ô chère amie de mon cœur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes ! Je les abhorre sans savoir les combattre ; et ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d’un courage que je hais, ni que je voulusse d’une vertu si coûteuse : mais je me crois moins coupable en