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Ah Dieu ! ma mère m’envoie appeler. Où fuir ? Comment soutenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre !… Tout mon corps tremble et je suis hors d’état de faire un pas… La honte, l’humiliation, les cuisants reproches… j’ai tout mérité ; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d’une mère éplorée… ô mon cœur, quels déchirements !… Elle m’attend, je ne puis tarder davantage… Elle voudra savoir… Il faudra tout dire… Regianino sera congédié. Ne m’écris plus jusqu’à nouvel avis… Qui sait si jamais… Je pourrais… quoi ! mentir !… mentir à ma mère !… Ah ! s’il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus !



Troisième partie

Lettre I de Madame d’Orbe

Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment ! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous troublez le repos ! Craignez d’ajouter le deuil à nos larmes ; craignez que la mort d’une mère affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le cœur de sa fille, et qu’un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d’un remords éternel. L’amitié m’a fait supporter vos erreurs tant qu’une ombre d’espoir pouvait les nourrir ; mais comment tolérer une vaine constance que l’honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le nom d’obstination ?

Vous savez de quelle manière le secret de vos feux, dérobé si longtemps aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mère tendre et vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s’en prend qu’à son aveugle négligence ; elle déplore sa fatale illusion : sa plus cruelle peine est d’avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.

L’accablement de cette pauvre cousine ne saurait s’imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son cœur semble étouffé par l’affliction, et l’excès des sentiments qui l’oppressent lui donne un air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit à genoux au chevet de sa mère, l’air morne, l’œil fixé à terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d’attention et de vivacité que jamais, puis retombant à l’instant dans un état d’anéantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est très clair que c’est la maladie de la mère qui soutient les forces de la fille ; et si l’ardeur de la servir n’animait son zèle, ses yeux éteints, sa pâleur, son extrême abattement, me feraient craindre qu’elle n’eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu’elle lui rend. Ma tante s’en aperçoit aussi ; et je vois à l’inquiétude avec laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille, combien le cœur combat de part et d’autre contre la gêne qu’elles s’imposent et combien on doit vous haïr de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d’un père emporté, auquel une mère tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa présence l’ancienne familiarité ; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n’ose livrer son cœur à des caresses qu’elle croit feintes, et qui lui sont d’autant plus cruelles