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forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c’est que tous les étrangers conviennent qu’il n’y a rien de si beau dans le reste du monde que l’Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s’en taisent, et n’osent rire qu’entre eux.

Il faut convenir pourtant qu’on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d’autres merveilles bien plus grandes que personne n’a jamais vues ; et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu’on voit pêle-mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné est regardé comme s’il contenait en effet toutes les choses qu’il représente. En voyant paraître un temple, on est saisi d’un saint respect ; et pour peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié païen. On n’est pas si difficile ici qu’à la Comédie-Française. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage ne peuvent à l’Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s’y prêtent qu’autant qu’elle est absurde et grossière. Ou peut-être que des dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter étant d’une autre nature que nous, on en peut penser ce qu’on veut ; mais Caton était un homme, et combien d’hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister ?

L’Opéra n’est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public : ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle ; mais tout cela change de nature, attendu que c’est une Académie Royale de musique, une espèce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l’essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l’est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce qui est précisément le contraire de l’usage des autres pays ; mais peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils mieux être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J’ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu’autrefois l’infortuné Labérius fut humilié du sien quoiqu’il le fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l’ancien Labérius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains ; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comédie-Française parmi la première noblesse du pays ; et jamais on n’entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu’on parle à Paris de la majesté de l’Opéra.

Voilà ce que j’ai pu recueillir des discours d’autrui sur ce brillant spectacle ; que je vous dise à présent ce que j’y ai vu moi-même.