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le teint médiocrement blanc et sont communément un peu maigres, ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. A l’égard de la gorge, c’est l’autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps fortement serrés elles tâchent d’en imposer sur la consistance ; il y a d’autres moyens d’en imposer sur la couleur. Quoique je n’aie aperçu ces objets que de fort loin, l’inspection en est si libre qu’il reste peu de chose à deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intérêts ; car, pour peu que le visage soit agréable, l’imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux ; et, suivant le philosophe gascon, la faim entière est bien plus âpre que celle qu’on a déjà rassasiée, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu réguliers ; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplée à la beauté, et l’éclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni pénétrants ni doux. Quoiqu’elles prétendent les animer à force de rouge, l’expression qu’elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colère que de celui de l’amour : naturellement ils n’ont que de la gaieté ; ou s’ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais.

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la réputation, qu’elles servent en cela, comme en tout, de modèle au reste de l’Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goût un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres modes. La mode domine les provinciales ; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent plier chacune à son avantage. Les premières sont comme des copistes ignorants et serviles qui copient jusqu’aux fautes d’orthographe ; les autres sont des auteurs qui copient en maîtres et savent rétablir les mauvaises leçons.

Leur parure est plus recherchée que magnifique ; il y règne plus d’élégance que de richesse. La rapidité des modes, qui vieillit tout d’une année à l’autre, la propreté qui leur fait aimer à changer souvent d’ajustement, les préservent d’une somptuosité ridicule : elles n’en dépensent pas moins, mais leur dépense est mieux entendue ; au lieu d’habits râpés et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la même modération, la même délicatesse et ce goût me fait grand plaisir : j’aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n’y a point de peuple, excepté le nôtre, où les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mêmes étoffes dans tous les états, et l’on aurait peine à distinguer une duchesse d’une bourgeoise, si la première n’avait l’art de trouver des distinctions que l’autre n’oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté ; car quelque mode qu’on prenne à la cour, cette mode est suivie à l’instant à la ville ; et il n’en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des étrangères, qui ne sont jamais qu’à la mode qui n’est plus. Il n’en est pas encore comme dans les autres pays, où les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie, elles seraient bientôt effacées par celles des financiers.

Qu’ont-elles donc fait ? Elles ont choisi des moyens plus sûrs, plus adroits, et qui marquent plus de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur et de modestie sont profondément gravées dans l’esprit du peuple. C’est là ce qui leur a suggéré des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avait en horreur le rouge, qu’il s’obstine à nommer grossièrement du fard, elles se sont appliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge ; car, le mot changé, la chose n’est plus la même. Elles ont vu qu’une gorge découverte est en scandale au public ; elles ont largement échancré leur corps. Elles ont vu… oh ! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu’elle est, ne verra sûrement jamais. Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturière ; elles ont animé leur geste et leur propos d’une noble impudence ; et il n’y a point d’honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C’est ainsi que cessant d’être femmes, de