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d’instrument au vice ? Ah ! n’est-ce pas assez pour moi d’être coupable, sans me donner des complices, et sans aggraver mes fautes du poids de celles d’autrui ? N’y pensons point, mon ami : j’ai imaginé un autre expédient, beaucoup moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhensible, en ce qu’il ne compromet personne et ne nous donne aucun confident ; c’est de m’écrire sous un nom en l’air, comme, par exemple, M. du Bosquet, et de me mettre une enveloppe adressée à Regianino, que j’aurai soin de prévenir. Ainsi Régianino lui-même ne saura rien ; il n’aura tout au plus que des soupçons, qu’il n’oserait vérifier, car milord Edouard de qui dépend sa fortune m’a répondu de lui. Tandis que notre correspondance continuera par cette voie, je verrai si l’on peut reprendre celle qui nous servit durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente et sûre.

Quand je ne connaîtrais pas l’état de ton cœur, je m’apercevrais, par l’humeur qui règne dans tes relations, que la vie que tu mènes n’est pas de ton goût. Les lettres de M. de Muralt, dont on s’est plaint en France, étaient moins sévères que les tiennes ; comme un enfant qui se dépite contre ses maîtres, tu te venges d’être obligé d’étudier le monde sur les premiers qui te l’apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te révolter est celle qui prévient tous les étrangers, savoir, l’accueil des Français et le ton général de leur société, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t’en louer. Je n’ai pas oublié la distinction de Paris en particulier et d’une grande ville en général ; mais je vois qu’ignorant ce qui convient à l’un ou à l’autre, tu fais ta critique à bon compte, avant de savoir si c’est une médisance ou une observation. Quoi qu’il ne soit, j’aime la nation française, et ce n’est pas m’obliger que d’en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d’elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n’est plus barbare, à qui en avons-nous l’obligation ? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fénelon, étaient tous deux Français : Henri IV, le roi que j’aime, le bon roi, l’était. Si la France n’est pas le pays des hommes libres, elle est celui des hommes vrais ; et cette liberté vaut bien l’autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l’étranger, les Français lui passent même la vérité qui les blesse ; et l’on se ferait lapider à Londres si l’on y osait dire des Anglais la moitié du mal que les Français laissent dire d’eux à Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France, ne parle qu’avec transport de ce bon et aimable peuple. S’il y a versé son sang au service du prince, le prince ne l’a point oublié dans sa retraite, et l’honore encore de ses bienfaits ; ainsi je me regarde comme intéressée à la gloire d’un pays où mon père a trouvé la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et mauvaises qualités, honore au moins la vérité qui loue, aussi bien que la vérité qui blâme.

Je te dira plus ; pourquoi perdrais-tu en visites oisives le temps qui te reste à passer aux lieux où tu es ? Paris est-il moins que Londres le théâtre des talents, et les étrangers y font-ils moins aisément leur chemin ? Crois-moi, tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et tous les Français ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qui te déplaisent si fort. Tente, essaye, fais quelques épreuves, ne fût-ce que pour approfondir les mœurs, et juger à l’œuvre ces gens qui parlent si bien. Le père de ma cousine dit que tu connais la constitution de l’Empire et les intérêts des princes, milord Edouard trouve aussi que tu n’as pas mal étudié les principes de la politique et les divers systèmes de gouvernement. J’ai dans la tête que les pays du monde où le mérite est le plus honoré est celui qui te convient le mieux, et que tu n’as besoin que d’être connu pour être employé. Quant à la religion, pourquoi la tienne te nuirait-elle plus qu’à un autre ? La raison n’est-elle pas le préservatif de l’intolérance et du fanatisme ? Est-on plus bigot en France qu’en Allemagne ? Et qui t’empêcherait de pouvoir faire à Paris le même chemin que M. de Saint-Saphorin a fait à Vienne ? Si tu considères le but, les plus prompts essais ne doivent-ils pas accélérer les succès ? Si tu compares