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on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces : comme on ne voit que l’acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l’auteur dans le drame : et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément ; car on sait bien que Corneille n’était pas tailleur, ni Crébillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, tout n’est ici que babil, jargon, propos sans conséquence. Sur la scène comme dans le monde, on a beau écouter ce qui se dit, on n’apprend rien de ce qui se fait et qu’a-t-on besoin de l’apprendre ? Sitôt qu’un homme a parlé, s’informe-t-on de sa conduite ? N’a-t-il pas tout fait ? N’est-il pas jugé ? L’honnête homme d’ici n’est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses ; et un seul propos inconsidéré, lâché sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un tort irréparable que n’effaceraient pas quarante ans d’intégrité. En un mot, bien que les œuvres des hommes ne ressemblent guère à leurs discours, je vois qu’on ne les peint que par leurs discours, sans égard à leurs œuvres ; je vois aussi que dans une grande ville la société paraît plus douce, plus facile, plus sûre même que parmi des gens moins étudiés ; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modérés, plus justes ? Je n’en sais rien. Ce ne sont encore là que des apparences ; et sous ces dehors si ouverts et si agréables, les cœurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés en dedans que les nôtres. Etranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m’en rapporter qu’à moi, le moyen de pouvoir prononcer ?

Cependant je commence à sentir l’ivresse où cette vie agitée et tumultueuse plonge ceux qui la mènent, et je tombe dans un étourdissement semblable à celui d’un homme aux yeux duquel on fait passer rapidement une multitude d’objets. Aucun de ceux qui me frappent n’attache mon cœur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections, au point d’en oublier quelques instants ce que je suis et à qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j’enferme mes sentiments sous la clef, pour en prendre d’autres qui se prêtent aux frivoles objets qui m’attendent. Insensiblement je juge et raisonne comme j’entends juger et raisonner tout le monde. Si quelquefois j’essaye de secouer les préjugés et de voir les choses comme elles sont, à l’instant je suis écrasé d’un certain verbiage qui ressemble beaucoup à du raisonnement. On me prouve avec évidence qu’il n’y a que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des choses ; que le vrai sage ne les considère que par les apparences ; qu’il doit prendre les préjugés pour principes, les bienséances pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste à vivre comme les fous.

Forcé de changer ainsi l’ordre de mes affections morales, forcé de donner un prix à des chimères, et d’imposer silence à la nature et à la raison, je vois ainsi défigurer ce divin modèle que je porte au dedans de moi, et qui servait à la fois d’objet à mes désirs et de règle à mes actions ; je flotte de caprice en caprice ; et mes goûts étant sans cesse asservis à l’opinion, je ne puis être sûr un seul jour de ce que j’aimerai le lendemain.

Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l’homme, et de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure où nos cœurs enflammés s’élevaient réciproquement, je reviens le soir, pénétré d’une secrète tristesse, accablé d’un dégoût mortel, et le cœur vide et gonflé comme un ballon rempli d’air. O amour ! ô purs sentiments que je tiens de lui !… Avec quel charme je rentre en moi-même ! Avec quel transport j’y retrouve encore mes premières affections et ma première dignité ! Combien je m’applaudis d’y revoir briller dans tout son éclat l’image de la vertu, d’y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un trône de gloire et dissipant d’un souffle tous ces prestiges ! Je sens respirer mon âme oppressée, je crois avoir recouvré mon existence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son objet.