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que pensez-vous qu’ils diraient avec tout leur feu ? Ma foi, rien du tout, pas même à M. d’Orbe.

La première chose qui se présente à observer dans un pays où l’on arrive, n’est-ce pas le ton général de la société ? Eh bien ! c’est aussi la première observation que j’ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlé de ce qu’on dit à Paris, et non pas de ce qu’on y fait. Si j’ai remarqué du contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnêtes gens, c’est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mêmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l’une, jansénistes dans l’autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mécontent ; quand je vois un homme doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le dérèglement, quand j’entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion, et que ces absurdités ne choquent personne, ne dois-je pas conclure à l’instant qu’on ne se soucie pas plus ici d’entendre la vérité que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas même à leur faire penser qu’on croit ce qu’on leur dit ?

Mais c’est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est étrange à tous trois, et j’espère que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du bel esprit. C’est à toi, Julie, qu’il faut à présent répondre ; car je sais distinguer la critique badine des reproches sérieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les Français que je me suis proposé d’observer : car si le caractère des nations ne peut se déterminer que par leurs différences, comment moi qui n’en connais encore aucune autre, entreprendrais-je de peindre celle-ci ? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n’ignore pas que les capitales diffèrent moins entre elles que les peuples, et que les caractères nationaux s’y effacent et confondent en grande partie, tant à cause de l’influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l’effet commun d’une société nombreuse et resserrée, qui est le même à peu près sur tous les hommes et l’emporte à la fin sur le caractère originel.

Si je voulais étudier un peuple, c’est dans les provinces reculées, où les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j’irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres ; toutes les différences que j’observerais entre elles me donneraient le génie particulier de chacune ; tout ce qu’elles auraient de commun et que n’auraient pas les autres peuples, formerait le génie national, et ce qui se trouverait partout appartiendrait en général à l’homme. Mais je n’ai ni ce vaste projet ni l’expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de connaître l’homme, et ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars et presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, et je commencerai à juger par là des vrais effets de la société ; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les mœurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais ; que si l’on trouvait le contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée.

Cette méthode pourrait, j’en conviens, me mener encore à la connaissance des peuples, mais par une voie si longue et si détournée, que je ne serais peut-être de ma vie en état de prononcer sur aucun d’eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où je me trouve ; que j’assigne ensuite les différences, à mesure que je parcourrai les autres pays ; que je compare la France à chacun d’eux, comme on décrit l’olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que j’attende à juger du premier peuple observé que j’aie observé tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l’observation philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j’étudie, mais les habitants d’une grande ville ; et je ne sais si ce que j’en vois ne convient pas à Rome et à Londres, tout aussi bien qu’à Paris. Les règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples ; ainsi, malgré les préjugés dominants, je sens fort bien ce