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devinait l’excessif intérêt que je lui portais. Sa physionomie quitta sa froide expression de tristesse ; je ne sais quelle espérance égaya tous ses traits, se coula comme une flamme bleue dans ses rides ; il sourit, et s’essuya le front, ce front audacieux et terrible ; enfin il devint gai comme un homme qui monte sur son dada.

— Quel âge avez-vous ? lui demandai-je.

— Quatre-vingt deux ans !

— Depuis quand êtes-vous aveugle ?

Voici bientôt cinquante ans, répondit-il avec un accent qui annonçait que ses regrets ne portaient pas seulement sur la perte de sa vue, mais sur quelque grand pouvoir dont il aurait été dépouillé.

— Pourquoi vous appellent-ils donc le doge ? lui demandai-je.

— Ah ! une farce, me dit-il, je suis patricien de Venise, et j’aurais été doge tout comme un autre.

— Comment vous nommez-vous donc ?

— Ici, me dit-il, le père Canet. Mon nom n’a jamais pu s’écrire autrement sur les registres ; mais, en italien, c’est Marco Facino Cane, principe de Varese.

— Comment ? vous descendez du fameux condottiere Facino Cane dont les conquêtes ont passé aux ducs de Milan ?

E vero, me dit-il. Dans ce temps-là, pour n’être pas tué par les Visconti, le fils de Cane s’est réfugié à Venise et s’est fait inscrire sur le Livre d’or. Mais il n’y a pas plus de Cane maintenant que de livre. Et il fit un geste effrayant de patriotisme éteint et de dégoût pour les choses humaines.

— Mais si vous étiez sénateur de Venise, vous deviez être riche ; comment avez-vous pu perdre votre fortune ?

À cette question il leva la tête vers moi, comme pour me contempler par un mouvement vraiment tragique, et me répondit : — Dans les malheurs !

Il ne songeait plus à boire, il refusa par un geste le verre de vin que lui tendit en ce moment le vieux flageolet, puis il baissa la tête. Ces détails n’étaient pas de nature à éteindre ma curiosité. Pendant la contredanse que jouèrent ces trois machines, je contemplai le vieux noble vénitien avec les sentiments qui dévorent un homme de vingt ans. Je voyais Venise et l’Adriatique, je la voyais en ruines sur cette figure ruinée. Je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, j’allais du Rialto au grand ca-