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son rôle de Suzanne du Mariage de Figaro. Les invités étaient le juge Popinot, l’oncle Pillerault, Anselme, les trois Birotteau, les trois Matifat et l’abbé Loraux. Madame Matifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe de velours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, des gants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé de rose, orné d’oreilles d’ours. Ces dix personnes furent réunies à cinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d’être exacts. Quand on les invitait, on avait soin de les faire dîner à cette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaient point aux nouvelles heures prises par le bon ton. Césarine savait que madame Ragon la placerait à côté d’Anselme : toutes les femmes, même les dévotes et les sottes, s’entendent en fait d’amour. La fille du parfumeur s’était donc mise de manière à tourner la tête à Popinot. Sa mère, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire, lequel jouait dans sa pensée le rôle d’un prince héréditaire, contribua, non sans d’amères réflexions, à cette toilette. Constance descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peu les épaules de Césarine et laisser voir l’attachement du col qui était d’une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croisé de gauche à droite, à cinq plis, pouvait s’entr’ouvrir et montrer de délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalas bordés d’agréments verts lui dessinait nettement la taille qui ne parut jamais si fine ni si souple. Ses oreilles étaient ornées de pendeloques en or travaillé ; ses cheveux relevés à la chinoise permettaient au regard d’embrasser les suaves fraîcheurs d’une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait aux endroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle que madame Matifat ne put s’empêcher de l’avouer, sans s’apercevoir que la mère et la fille avaient compris la nécessité d’ensorceler le petit Popinot. Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, ne troublèrent la douce conversation que les deux enfants enflammés par l’amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée où le froid déployait ses bises fenestrales. D’ailleurs, la conversation des grandes personnes s’anima quand le juge Popinot laissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observer que c’était le second notaire qui manquait, et que pareil crime était jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait poussé le pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, et tous deux lui montraient madame Birotteau.