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la mort de mon homme, qui a péri noyé, m’a fait une révolution : j’ai eu la petite vérole, je suis restée deux ans dans ma chambre sans bouger, et j’en suis sortie grosse comme vous voyez, laide à perpétuité et malheureuse comme les pierres… Voilà mes séductions !

— Mais, madame, quels sont donc alors les motifs que peut avoir monsieur d’Espard pour vous avoir donné des sommes ?…

Inmenses, monsieur, dites le mot, je le veux bien ; mais quant aux motifs, je ne suis pas autorisée à les déclarer.

— Vous auriez tort. En ce moment sa famille, justement inquiète, va le poursuivre…

— Dieu de Dieu ! dit la bonne femme en se levant avec vivacité, serait-il donc susceptible d’être tourmenté à mon égard ? le roi des hommes, un homme qui n’a pas son pareil ! Plutôt qu’il lui arrive le moindre chagrin, et j’oserais dire un cheveu de moins sur la tête, nous rendrons tout, monsieur le juge. Mettez cela sur vos papiers. Dieu de Dieu ! je cours dire à Jeanrenaud ce qu’il en est. Ah ! voilà du propre !

Et la petite vieille se leva, sortit, roula par les escaliers, et disparut.

— Elle ne ment pas, celle-là, se dit le juge. Allons, je saurai tout demain, car demain j’irai chez le marquis d’Espard.

Les gens qui ont dépassé l’âge auquel l’homme dépense sa vie à tort et à travers connaissent l’influence exercée sur les événements majeurs par des actes en apparence indifférents, et ne s’étonneront pas de l’importance attachée au petit fait que voici. Le lendemain Popinot eut un coryza, maladie sans danger, connue sous le nom impropre et ridicule de rhume de cerveau. Incapable de soupçonner la gravité d’un délai, le juge, qui se sentit un peu de fièvre, garda la chambre et n’alla pas interroger le marquis d’Espard. Cette journée perdue fut, dans cette affaire, ce que fut, à la journée des Dupes, le bouillon pris par Marie de Médicis, qui, retardant sa conférence avec Louis XIII, permit à Richelieu d’arriver le premier à Saint-Germain et de ressaisir son royal captif. Avant de suivre le magistrat et son greffier chez le marquis d’Espard, peut-être est-il nécessaire de jeter un coup d’œil sur la maison, sur l’intérieur et les affaires de ce père de famille représenté comme un fou dans la requête de sa femme.

Il se rencontre çà et là dans les vieux quartiers de Paris plu-