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croit des droits à la familiarité après un bonheur de hasard. Son regard imposant savait tout nier. Dans sa conversation, les grands et beaux sentiments, les nobles déterminations paraissaient découler naturellement d’une âme et d’un cœur pur ; mais elle était en réalité tout calcul, et bien capable de flétrir un homme maladroit dans ses transactions, au moment où elle transigerait sans honte au profit de ses intérêts personnels. En essayant de s’attacher à cette femme, Rastignac avait bien deviné le plus habile des instruments : mais il ne s’en était pas encore servi ; loin de pouvoir le manier, il se faisait déjà broyer par lui. Ce jeune condottiere de l’intelligence, condamné, comme Napoléon, à toujours livrer bataille en sachant qu’une seule défaite était le tombeau de sa fortune, avait rencontré dans sa protectrice un dangereux adversaire. Pour la première fois de sa vie turbulente, il faisait une partie sérieuse avec un partner digne de lui. Dans la conquête de madame d’Espard il apercevait un ministère. Aussi la servait-il avant de s’en servir : dangereux début.

L’hôtel d’Espard exigeait un nombreux domestique, le train de la marquise était considérable. Les grandes réceptions avaient lieu au rez-de-chaussée, mais la marquise habitait le premier étage de sa maison. La tenue d’un grand escalier magnifiquement orné, des appartements décorés dans le goût noble qui jadis respirait à Versailles, annonçaient une immense fortune. Quand le juge vit la porte cochère s’ouvrant devant le cabriolet de son neveu, il examina par un rapide coup d’œil la loge, le suisse, la cour, les écuries, les dispositions de cette demeure, les fleurs qui garnissaient l’escalier, l’exquise propreté des rampes, des murs, des tapis, et compta les valets en livrée qui, au coup de cloche, arrivèrent sur le palier. Ses yeux, qui, la veille, sondaient au fond de son parloir la grandeur des misères sous les vêtements boueux du peuple, étudièrent avec la même lucidité de vision l’ameublement et le décor des pièces par lesquelles il passa, pour y découvrir les misères de la grandeur.

— Monsieur Popinot. — Monsieur Bianchon.

Ces deux noms furent dits à l’entrée du boudoir où se trouvait la marquise, jolie pièce récemment remeublée et qui donnait sur le jardin de l’hôtel. En ce moment, madame d’Espard était assise dans un de ces anciens fauteuils rococo que Madame avait mis à la mode. Rastignac occupait près d’elle, à sa gauche, une chauffeuse dans la-