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toire du marquis d’Espard, sur la requête présentée par sa femme afin d’obtenir une interdiction.

La rue du Fouarre, où fourmillaient tant de malheureux de si grand matin, devenait déserte à neuf heures et reprenait son aspect sombre et misérable. Bianchon pressa donc le trot de son cheval, afin de surprendre son oncle au milieu de son audience. Il ne pensa pas sans sourire à l’étrange contraste que produirait le juge auprès de madame d’Espard ; mais il se promit de l’amener à faire une toilette qui ne le rendît pas trop ridicule.

— Mon oncle a-t-il seulement un habit neuf ? se disait Bianchon en entrant dans la rue du Fouarre, où les croisées du parloir jetaient une pâle lumière. Je ferai bien, je crois, de m’entendre là-dessus avec Lavienne.

Au bruit du cabriolet, une dizaine de pauvres surpris sortirent de dessous le porche et se découvrirent en reconnaissant le médecin ; car Bianchon, qui traitait gratuitement les malades que lui recommandait le juge, n’était pas moins connu que lui des malheureux assemblés là. Bianchon aperçut son oncle au milieu du parloir, dont les bancs étaient en effet garnis d’indigents qui présentaient les grotesques singularités de costume à l’aspect desquelles s’arrêtent en pleine rue les passants les moins artistes. Certes, un dessinateur, un Rembrandt, s’il en existait un de nos jours, aurait conçu là l’une de ses plus magnifiques compositions en voyant ces misères naïvement posées et silencieuses. Ici la rugueuse figure d’un austère vieillard à barbe blanche, au crâne apostolique, offrait un saint Pierre tout fait. Sa poitrine, découverte en partie, laissait voir des muscles saillants, indice d’un tempérament de bronze qui lui avait servi de point d’appui pour soutenir tout un poème de malheurs. Là une jeune femme donnait à teter à son dernier enfant pour l’empêcher de crier, en en tenant un autre, âgé de cinq ans environ, entre ses genoux. Ce sein dont la blancheur éclatait au milieu des haillons, cet enfant à chairs transparentes, et son frère, dont la pose révélait un avenir de gamin, attendrissaient l’âme par une sorte d’opposition à demi gracieuse avec la longue file de figures rougies par le froid, au milieu de laquelle apparaissait cette famille. Plus loin une vieille femme, pâle et froide, présentait ce masque repoussant du paupérisme en révolte, prêt à venger en un jour de sédition toutes ses peines passées. Il y était aussi l’ouvrier jeune, débile, paresseux, de qui l’œil plein d’in-