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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

pondre, et Lousteau ne s’en aperçut qu’au moment où elle prit son mouchoir pour essuyer ces deux perles de douleur.

— Qu’as-tu, Didine ? reprit-il atteint au cœur par cette vivacité de sensitive.

— Au moment où je m’applaudissais d’avoir conquis à jamais notre liberté, dit-elle, — au prix de ma fortune ! — en vendant — ce qu’une mère a de plus précieux — ses enfants !… — car il me les prend à l’âge de six ans — et, pour les voir, il faudra retourner à Sancerre ! — un supplice ! — ah ! mon Dieu ! qu’ai-je fait !

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en lui prodiguant ses plus caressantes chatteries.

— Tu ne me comprends pas, dit-il. Je me juge, et ne vaux pas tous ces sacrifices, mon cher ange. Je suis, littérairement parlant, un homme très-secondaire. Le jour où je ne pourrai plus faire la parade au bas d’un journal, les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront là, comme une vieille pantoufle qu’on jette au coin de la borne. Penses-y ? nous autres danseurs de corde, nous n’avons pas de pension de retraite ! Il se trouverait trop de gens de talent à pensionner, si l’État entrait dans cette voie de bienfaisance ! J’ai quarante-deux ans, je suis devenu paresseux comme une marmotte. Je le sens : mon amour (il lui baisa bien tendrement la main) ne peut que te devenir funeste. J’ai vécu, tu le sais, à vingt-deux ans avec Florine ; mais ce qui s’excuse au jeune âge, ce qui semble alors joli, charmant, est déshonorant à quarante ans. Jusqu’à présent, nous avons partagé le fardeau de notre existence, elle n’est pas belle depuis dix-huit mois. Par dévouement pour moi, tu vas mise tout en noir, ce qui ne me fait pas honneur…

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements d’épaule qui valent tous les discours du monde…

— Oui, dit Étienne en continuant, je le sais, tu sacrifies tout à mes goûts, même ta beauté. Et moi, le cœur usé dans les luttes, l’âme pleine de pressentiments mauvais sur mon avenir, je ne récompense pas ton suave amour par un amour égal. Nous avons été très-heureux, sans nuages, pendant long-temps… Eh ! bien, je ne veux pas voir mal finir un si beau poème, ai-je tort ?…

Madame de La Baudraye aimait tant Étienne, que cette sagesse digne de monsieur de Clagny lui fit plaisir, et sécha ses larmes.

— Il m’aime donc pour moi ! se dit-elle en le regardant avec un sourire dans les yeux.