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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

qui permit au ménage de bien vivre jusqu’à la fin de l’année 1838. Lousteau s’habituait à voir sa besogne faite par Dinah, et il la payait, comme dit le peuple dans son langage énergique, en monnaie de singe. Ces dépenses du dévouement deviennent un trésor auquel les âmes généreuses s’attachent. Il y eut un moment où Lousteau coûtait trop à Dinah pour qu’elle pût jamais renoncer à lui. Mais elle eut une seconde grossesse. L’année fut terrible à passer. Malgré les soins des deux femmes, Lousteau contracta des dettes ; il excéda ses forces pour les payer par son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva héroïque, tant elle le connaissait bien ! Après cet effort, épouvanté d’avoir deux femmes, deux enfants, deux domestiques, il se regarda comme incapable de lutter avec sa plume pour soutenir une famille, quand lui seul n’avait pu vivre. Il laissa donc les choses aller à l’aventure. Ce féroce calculateur outra la comédie de l’amour chez lui pour avoir au dehors plus de liberté. La fière Dinah soutint le fardeau de cette existence à elle seule. Cette pensée : il m’aime ! lui donna des forces surhumaines. Elle travailla comme travaillent les plus vigoureux talents de cette époque. Au risque de perdre sa fraîcheur et sa santé, Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselle Delachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot. Mais en se sacrifiant elle-même, elle commit la faute sublime de sacrifier sa toilette ; elle fit reteindre ses robes, elle ne porta plus que du noir.

— Elle pua le noir, comme disait Malaga qui se moquait beaucoup de Lousteau.

Vers la fin de l’année 1839, Étienne, à l’instar de Louis XV, en était arrivé, par d’insensibles capitulations de conscience, à établir une distinction entre sa bourse et celle de son ménage, comme Louis XV distinguait entre son trésor secret et sa cassette. Le misérable trompa Dinah sur le montant des recettes. En s’apercevant de ces lâchetés, madame de La Baudraye eut d’atroces souffrances de jalousie. Elle voulut mener de front la vie du monde et la vie littéraire, elle accompagna le journaliste à toutes les premières représentations, et surprit chez lui des mouvements d’amour-propre offensé. Le noir de la toilette déteignait sur lui, rembrunissait sa physionomie, et le rendait parfois brutal. Jouant, dans son ménage, le rôle de la femme, il en eut les féroces exigences : il reprochait à Dinah le peu de fraîcheur de sa mise, tout en profitant de ce sacrifice qui coûte tant à une maîtresse ; absolument comme une