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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

je n’ai pas de bandeau mythologique sur les yeux… Eh ! bien, examine ta position ? Tu roules, depuis quinze ans dans le monde littéraire, tu n’es plus jeune, tu marches sur tes tiges, tant tu as marché !… Oui, mon bonhomme, tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacher les trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons !… Enfin ta plaisanterie est vieillotte. Ta phrase est plus connue qu’un remède secret…

— Je te dirai, comme le Régent au cardinal Dubois : assez de coups de pied comme ça ! s’écria Lousteau tout en riant.

— Oh, vieux jeune homme, répondit Bixiou, tu sens le fer de l’opérateur à ta plaie. Tu t’es épuisé, n’est-ce pas ? Eh ! bien ; dans le feu de la jeunesse, sous la pression de la misère, qu’as-tu gagné ? Tu n’es pas en première ligne et tu n’as pas mille francs à toi. Voilà ta position chiffrée. Pourras-tu, dans le déclin de tes forces soutenir par ta plume un ménage, quand ta femme, si elle est honnête, n’aura pas les ressources d’une lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs où l’homme le garde ? Tu t’enfonces dans le troisième dessous du théâtre social… Ceci n’est que le côté financier. Voyons le côté politique ? Nous naviguons dans une époque essentiellement bourgeoise, où l’honneur, la vertu, la délicatesse, le talent, le savoir, le génie, en un mot consiste à payer ses billets, à ne rien devoir à personne, et à bien faire ses petites affaires. Soyez rangé, soyez décent, ayez femme et enfant, acquittez vos loyers et vos contributions, montez votre garde, soyez semblable à tous les fusiliers de votre compagnie, et vous pouvez prétendre à tout, devenir ministre, et tu as des chances, puisque tu n’es pas un Montmorency ! Tu allais remplir toutes les conditions voulues pour être un homme politique, tu pouvais faire toutes les saletés exigées pour l’emploi, même jouer la médiocrité, tu aurais été presque nature. Et, pour une femme qui te plantera là, au terme de toutes les passions éternelles, dans trois, cinq ou sept ans, après avoir consommé tes dernières forces intellectuelles et physiques, tu tournes le dos à la sainte famille, à la rue des Lombards, à tout un avenir politique, à trente mille francs de rente à la considération… Est-ce là par où devait finir un homme qui n’avait plus d’illusions ?… Tu ferais pot-bouille avec une actrice qui te rendrait heureux, voilà ce qui s’appelle une question de cabinet ; mais vivre avec une femme mariée ?… c’est tirer à vue sur le malheur ! c’est avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir les plaisirs…