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LES PARISIENS EN PROVINCE : LA MUSE DU DÉPARTEMENT.

— Mille pardons ! mesdames, dit Lousteau ; mais, voyez-vous, il m’est impossible de ne pas vous faire observer combien la littérature de l’Empire allait droit au fait sans aucun détail, ce qui me semble le caractère des temps primitifs. La littérature de cette époque tenait le milieu entre le sommaire des chapitres du Télémaque et les réquisitoires du Ministère public. Elle avait des idées, mais elle ne les exprimait pas, la dédaigneuse ! elle observait, mais elle ne faisait part de ses observations à personne, l’avare ! il n’y avait que Fouché qui fit part de ses observations à quelqu’un. La littérature se contentait alors, suivant l’expression d’un des plus niais critiques de la Revue des Deux-Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net de toutes les figures à l’antique ; elle ne dansait pas sur les périodes ! Je le crois bien, elle n’avait pas de périodes, elle n’avait pas de mots à faire chatoyer ; elle vous disait Lubin aimait Toinette, Toinette n’aimait pas Lubin ; Lubin tua Toinette, et les gendarmes prirent Lubin qui fut mis en prison, mené à la Cour d’Assises et guillotiné. Forte esquisse, contour net ! Quel beau drame ! Eh ! bien, aujourd’hui, les barbares font chatoyer les mots.

— Et quelquefois les morts, dit monsieur de Clagny.

— Ah ! répliqua Lousteau, vous vous donnez de ces R !

— Que veut-il dire ? demanda madame de Clagny que ce calembour inquiéta.

— Il me semble que je marche dans un four, répondit la Mairesse.

— Sa plaisanterie perdrait à être expliquée, fit observer Gatien.

— Aujourd’hui, reprit Lousteau, les romanciers dessinent des caractères ; et au lieu du contour net, ils vous dévoilent le cœur humain, ils vous intéressent soit à Toinette, soit à Lubin.

— Moi, je suis effrayé de l’éducation du public en fait de littérature, dit Bianchon. Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoir la guerre, le lecteur a fini par apprendre l’art. Jadis on ne demandait que de l’intérêt au roman ; quant au style, personne n’y tenait, pas même l’auteur ; quant à des idées, zéro ; quant à la couleur locale, néant. Insensiblement le lecteur a voulu du style, de l’intérêt, du pathétique, des connaissances positives ; il a exigé les cinq sens littéraires : l’invention, le style, la pensée, le savoir, le sentiment ; puis la Critique est venue, brochant sur le tout. Le critique, incapable d’inventer autre chose que des calomnies, a prétendu que toute œuvre qui n’émanait pas