Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/428

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
418
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

les salons accompagné de sa femme, dont le bras droit était absolument immobile. Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous ne vîmes pas sans émotion. Imaginez un vivant tableau de Murillo ? Sous des orbites creusés et noircis, l’homme montrait des yeux de feu qui restaient fixes ; sa face était desséchée, son crâne sans cheveux offrait des tons ardents, et son corps effrayait le regard, tant il était maigre. La femme ! imaginez-la ? non, vous ne la feriez pas vraie. Elle avait cette admirable taille qui a fait créer ce mot de meného dans la langue espagnole ; quoique pâle, elle était belle encore ; son teint, par un privilége inouï pour une Espagnole, éclatait de blancheur ; mais son regard, plein du soleil de l’Espagne, tombait sur vous comme un jet de plomb fondu. — Madame, demandai-je à la marquise vers la fin de la soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras ? — Dans la guerre de l’indépendance, me répondit-elle.

— L’Espagne est un singulier pays, dit madame de La Baudraye, il y reste quelque chose des mœurs arabes.

— Oh ! dit le journaliste en riant, cette manie de couper les bras y est fort ancienne, elle reparaît à certaines époques comme quelques-uns de nos canards dans les journaux, car ce sujet avait déjà fourni des pièces au Théâtre Espagnol, dès 1570…

— Me croyez-vous donc capable d’inventer une histoire ? dit monsieur Gravier piqué de l’air impertinent de Lousteau.

— Vous en êtes incapable, répondit le journaliste.

— Bah ! dit Bianchon, les inventions des romanciers et des dramaturges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs pièces dans la vie réelle que les événements de la vie réelle montent sur le théâtre et se prélassent dans les livres. J’ai vu se réaliser sous mes yeux la comédie de Tartuffe, à l’exception du dénoûment : on n’a jamais pu dessiller les yeux à Orgon.

— Croyez-vous qu’il puisse encore arriver en France des aventures comme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier ? dit madame de La Baudraye.

— Eh ! mon Dieu, s’écria le Procureur du Roi, sur les dix ou douze crimes saillants qui se commettent par année en France, il s’en trouve la moitié dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires que celles de vos aventures, et qui très-souvent les surpassent en romanesque. Cette vérité n’est-elle pas d’ailleurs prouvée par la publication de la Gazette des Tribunaux, à mon