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LES PARISIENS EN PROVINCE : LA MUSE DU DÉPARTEMENT.

dépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers les femmes ? Beauvoir ne s’est jamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de son histoire ; mais toujours est-il constant que le commandant se crut en droit d’exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier. Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d’eau claire, et enchaîné suivant le perpétuel programme des divertissements prodigués aux captifs. La cellule située sous la plate-forme était voûtée en pierre dure, les murailles avaient une épaisseur désespérante, la tour donnait sur le précipice. Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l’impossibilité d’une évasion, il tomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et la consolation des prisonniers. Il s’occupa de ces riens qui deviennent de grandes affaires : il compta les heures et les jours, il fit l’apprentissage du triste état de prisonnier, se replia sur lui-même, et apprécia la valeur de l’air et du soleil ; puis, après une quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvre de liberté qui pousse les prisonniers à ces sublimes entreprises dont les prodigieux résultats nous semblent inexplicables quoique réels, et que mon ami le docteur (il se tourna vers Bianchon) attribuerait sans doute à des forces inconnues, le désespoir de son analyse physiologique, mystères de la volonté humaine dont la profondeur épouvante la science (Bianchon fit un signe négatif). Beauvoir se rongeait le cœur, car la mort seule pouvait le rendre libre. Un matin le porte-clefs chargé d’apporter la nourriture du prisonnier, au lieu de s’en aller après lui avoir donné sa maigre pitance, resta devant lui les bras croisés, et le regarda singulièrement. Entre eux, la conversation se réduisait ordinairement à peu de chose, et jamais le gardien ne la commençait. Aussi le chevalier fut-il très-étonné lorsque cet homme lui dit : — Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisant toujours appeler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas, mon affaire n’est point de vérifier votre nom. Que vous vous nommiez Pierre ou Paul, cela m’est bien indifférent. À chacun son métier, les vaches seront bien gardées. Cependant je sais, dit-il en clignant de l’œil, que vous êtes monsieur Charles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de madame la duchesse de Maillé… — Hein ? ajouta-t-il d’un air de triomphe après un moment de silence en regardant son prisonnier. Beauvoir, se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pût empirer par