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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

gens envoyés pour se saisir de lui craignirent de se tromper. Le chevalier de Beauvoir, je me rappelle maintenant le nom, avait bien médité son rôle : il se réclama de sa famille d’emprunt, allégua son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire qu’il aurait été mis en liberté sans l’espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions, malheureusement trop précises. Dans le doute, ces alguasils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un homme à la capture duquel le Ministre paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberté, les agents du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd’hui la légalité. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu’à ce que les autorités supérieures eussent pris une décision à son égard. Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre. La police ordonna de garder très-étroitement le prisonnier, malgré ses dénégations. Le chevalier de Beauvoir fut alors transféré, suivant de nouveaux ordres, au château de l’Escarpe, dont le nom indique assez la situation. Cette forteresse, assise sur des rochers d’une grande élévation, a pour fossés des précipices ; on y arrive de tous côtés par des pentes rapides et dangereuses ; comme dans tous les anciens châteaux, la porte principale est à pont-levis et défendue par une large douve. Le commandant de cette prison, charmé d’avoir à garder un homme de distinction dont les manières étaient fort agréables, qui s’exprimait à merveille et paraissait instruit, qualités rares à cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence ; il lui proposa d’être à l’Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l’ennui. Le prisonnier ne demanda pas mieux. Beauvoir était un loyal gentilhomme, mais c’était aussi par malheur un fort joli garçon. Il avait une figure attrayante, l’air résolu, la parole engageante, une force prodigieuse. Leste, bien découplé, entreprenant, aimant le danger, il eût fait un excellent chef de partisans ; il les faut ainsi. Le commandant assigna le plus commode des appartements à son prisonnier, l’admit à sa table, et n’eut d’abord qu’à se louer du Vendéen. Ce commandant était Corse et marié ; sa femme, jolie et agréable, lui semblait peut-être difficile à garder ; bref, il était jaloux en sa qualité de Corse et de militaire assez mal tourné. Beauvoir plut à la dame, il la trouva fort à son goût ; peut-être s’aimèrent-ils ? en prison l’amour va si vite ! Commirent-ils quelque imprudence ? Le sentiment qu’ils eurent l’un pour l’autre