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— Ma parole d’honneur, tu deviens fou, Gaudissart.

— Toujours plus fou de toi, dit-il en jetant son chapeau sur le divan de la fleuriste.

Le lendemain matin, Gaudissart, après avoir notablement déjeuné avec Jenny Courand, partit à cheval, afin d’aller dans les chefs-lieux de canton dont l’exploration lui était particulièrement recommandée par les diverses entreprises à la réussite desquelles il vouait ses talents. Après avoir employé quarante-cinq jours à battre les pays situés entre Paris et Blois, il resta deux semaines dans cette dernière ville, occupé à faire sa correspondance et à visiter les bourgs du département. La veille de son départ pour Tours, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand la lettre suivante, dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucun récit, et qui prouve d’ailleurs la légitimité particulière des liens par lesquels ces deux personnes étaient unies.


LETTRE DE GAUDISSART À JENNY COURAND.


« Ma chère Jenny, je crois que tu perdras la gageure. À l’instar de Napoléon, Gaudissart a son étoile et n’aura point de Waterloo. J’ai triomphé partout dans les conditions données. L’Assurance sur les Capitaux va très-bien. J’ai, de Paris à Blois, placé près de deux millions ; mais à mesure que j’avance vers le centre de la France, les têtes deviennent singulièrement plus dures, et conséquemment les millions infiniment plus rares. L’article-Paris va son petit bonhomme de chemin. C’est une bague au doigt. Avec mon ancien fil, je les embroche parfaitement, ces bons boutiquiers. J’ai placé cent soixante-deux châles de cachemire Ternaux à Orléans. Je ne sais pas, ma parole d’honneur, ce qu’ils en feront, à moins qu’ils ne les remettent sur le dos de leurs moutons. Quant à l’Article-Journaux, diable ! c’est une autre paire de manches. Grand saint bon Dieu ! comme il faut seriner long-temps ces particuliers-là avant de leur apprendre un air nouveau ! Je n’ai encore fait que soixante-deux Mouvements ! C’est, dans toute ma route, cent de moins que les châles Ternaux dans une seule ville. Ces farceurs de républicains, ça ne s’abonne pas du tout : vous causez avec eux, ils causent, ils partagent vos opinions, et l’on est bientôt d’accord pour renverser tout ce qui existe. Tu crois que l’homme s’abonne ? ah ! bien, oui, je t’en fiche ! Pour peu qu’il ait trois pouces de terre, de quoi faire venir une