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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— J’aurai dix millions dans deux ans d’ici, répondit Philippe Bridau.

— Nous sommes au 16 janvier 1829 ! s’écria du Tillet en souriant. Je travaille depuis dix ans, et je ne les ai pas, moi !…

— Nous nous conseillerons l’un l’autre, et vous verrez comment j’entends les finances, répondit Bridau.

— Que possédez-vous, en tout ? demanda Nucingen.

— En vendant mes rentes, en exceptant ma terre et mon hôtel que je ne puis et ne veux pas risquer, car ils sont compris dans mon majorat, je ferai bien une masse de trois millions…

Nucingen et du Tillet se regardèrent ; puis, après ce fin regard, du Tillet dit à Philippe : — Mon cher comte, nous travaillerons ensemble si vous voulez.

De Marsay surprit le regard que du Tillet avait lancé à Nucingen et qui signifiait : — À nous les millions.

En effet, ces deux personnages de la haute banque étaient placés au cœur des affaires politiques de manière à pouvoir jouer à la Bourse, dans un temps donné, comme à coup sûr, contre Philippe quand toutes les probabilités lui sembleraient être en sa faveur, tandis qu’elles seraient pour eux. Et le cas arriva. En juillet 1830, du Tillet et Nucingen avaient déjà fait gagner quinze cent mille francs au comte de Brambourg, qui ne se défia plus d’eux en les trouvant loyaux et de bon conseil. Philippe, parvenu par la faveur de la Restauration, trompé surtout par son profond mépris pour les Péquins, crut à la réussite des Ordonnances et voulut jouer à la Hausse ; tandis que Nucingen et du Tillet, qui crurent à une révolution, jouèrent à la Baisse contre lui. Ces deux fins compères abondèrent dans le sens du colonel comte de Brambourg et eurent l’air de partager ses convictions, ils lui donnèrent l’espoir de doubler ses millions et se mirent en mesure de les lui gagner. Philippe se battit comme un homme pour qui la victoire valait quatre millions. Son dévouement fut si remarqué, qu’il reçut l’ordre de revenir à Saint-Cloud avec le duc de Maufrigneuse pour y tenir conseil. Cette marque de faveur sauva Philippe ; car il voulait, le 28 juillet, faire une charge pour balayer les boulevards, et il eût sans doute reçu quelque balle envoyée par son ami Giroudeau, qui commandait une division d’assaillants.

Un mois après, le colonel Bridau ne possédait plus de son immense fortune que son hôtel, sa terre, ses tableaux et son mobilier. Il commit de plus, dit-il, la sottise de croire au rétablissement