Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
LES CÉLIBATAIRES : UN MÉNAGE DE GARÇON.

l’étonné quand on lui parlait de Joseph. Ce courageux artiste, quoique appuyé par Gros et par Gérard, qui lui firent donner la croix au Salon de 1827, avait peu de commandes. Si le Ministère de l’Intérieur et la Maison du Roi prenaient difficilement ses grandes toiles, les marchands et les riches étrangers s’en embarrassaient encore moins. D’ailleurs, Joseph s’abandonne, comme on sait, un peu trop à la fantaisie, et il en résulte des inégalités dont profitent ses ennemis pour nier son talent.

— La grande peinture est bien malade, lui disait son ami Pierre Grassou qui faisait des croûtes au goût de la Bourgeoisie dont les appartements se refusent aux grandes toiles.

— Il te faudrait toute une cathédrale à peindre, lui répétait Schinner, tu réduiras la critique au silence par une grande œuvre.

Ces propos effrayants pour la bonne Agathe corroboraient le jugement qu’elle avait porté tout d’abord sur Joseph et sur Philippe. Les faits donnaient raison à cette femme restée provinciale : Philippe, son enfant préféré, n’était-il pas enfin le grand homme de la famille ? elle voyait dans les premières fautes de ce garçon les écarts du génie ; Joseph, de qui les productions la trouvaient insensible, car elle les voyait trop dans leurs langes pour les admirer achevées, ne lui paraissait pas plus avancé en 1828 qu’en 1816. Le pauvre Joseph devait de l’argent, il pliait sous le poids de ses dettes, il avait pris un état ingrat, qui ne rapportait rien. Enfin, Agathe ne concevait pas pourquoi l’on avait donné la décoration à Joseph. Philippe devenu comte, Philippe assez fort pour ne plus aller au jeu, l’invité des fêtes de Madame, ce brillant colonel qui, dans les revues ou dans les cortéges, défilait revêtu d’un magnifique costume et chamarré de deux cordons rouges, réalisait les rêves maternels d’Agathe. Un jour de cérémonie publique, Philippe avait effacé l’odieux spectacle de sa misère sur le quai de l’École, en passant devant sa mère au même endroit, en avant du Dauphin, avec des aigrettes à son schapska, avec un dolman brillant d’or et de fourrures ! Devenue pour l’artiste une espèce de sœur grise dévouée, Agathe ne se sentait mère que pour l’audacieux aide-de-camp de Son Altesse Royale Monseigneur le Dauphin ! Fière de Philippe, elle lui devrait bientôt l’aisance, elle oubliait que le bureau de loterie dont elle vivait lui venait de Joseph.

Un jour, Agathe vit son pauvre artiste si tourmenté par le total du mémoire de son marchand de couleurs que, tout en maudissant