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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

ble rumeur populaire. En effet, le pauvre Joseph Bridau, qui revenait tranquillement par le moulin de Landrôle pour se trouver à l’heure du déjeuner, fut aperçu, quand il atteignit la place Misère, par tous les groupes à la fois. Heureusement pour lui, deux gendarmes arrivèrent au pas de course pour l’arracher aux gens du faubourg de Rome qui l’avaient déjà pris sans ménagement par les bras, en poussant des cris de mort.

— Place ! place ! dirent les gendarmes qui appelèrent deux autres de leurs compagnons pour en mettre un en avant et un en arrière de Bridau.

— Voyez-vous, monsieur, dit au peintre un de ceux qui le tenaient, il s’agit en ce moment de notre peau, comme de la vôtre. Innocent ou coupable, il faut que nous vous protégions contre l’émeute que cause l’assassinat du commandant Gilet ; et ce peuple ne s’en tient pas à vous en accuser, il vous croit le meurtrier, dur comme fer. Monsieur Gilet est adoré de ces gens-là, qui, regardez-les ? ont bien la mine de vouloir se faire justice eux-mêmes. Ah ! nous. les avons vus travaillant en 1830 le casaquin aux Employés des Contributions, qui n’étaient pas à la noce, allez !

Joseph Bridau devint pâle comme un mourant, et rassembla ses forces pour pouvoir marcher.

— Après tout, dit-il, je suis innocent, marchons !…

Et il eut son portement de croix, l’artiste ! Il recueillit des huées, des injures, des menaces de mort, en faisant l’horrible trajet de la place Misère à la place Saint-Jean. Les gendarmes furent obligés de tirer le sabre contre la foule furieuse qui leur jeta des pierres. On faillit blesser les gendarmes, et quelques projectiles atteignirent les jambes, les épaules et le chapeau de Joseph.

— Nous voilà ! dit l’un des gendarmes en entrant dans la salle de monsieur Hochon, et ce n’est pas sans peine, mon lieutenant.

— Maintenant, il s’agit de dissiper ce rassemblement, et je ne vois qu’une manière, messieurs, dit l’officier aux magistrats. Ce serait de conduire au Palais monsieur Bridau en le mettant au milieu de vous ; moi et tous mes gendarmes nous vous entourerons. On ne peut répondre de rien quand on se trouve en présence de six mille furieux…

— Vous avez raison, dit monsieur Hochon qui tremblait toujours pour son or.

— Si c’est la meilleure manière de protéger l’innocence à Issou-