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LES CÉLIBATAIRES : UN MÉNAGE DE GARÇON.

de la peine à te l’obtenir. Tu feras carême ici, tu ne mangeras que ce qu’il faut pour vivre, et voilà tout. Ainsi prends la table en patience…

La bonhomie de cette excellente vieille qui se faisait ainsi son procès à elle-même plut à l’artiste.

— J’aurai vécu cinquante ans avec cet homme-là, sans avoir entendu vingt écus ballant dans ma bourse ! Oh ! s’il ne s’agissait pas de vous sauver une fortune, je ne vous aurais jamais attirés, ta mère et toi, dans ma prison.

— Mais comment vivez-vous encore ? dit naïvement le peintre avec cette gaieté qui n’abandonne jamais les artistes français.

— Ah ! voilà, reprit-elle. Je prie.

Joseph eut un léger frisson en entendant ce mot, qui lui grandissait tellement cette vieille femme qu’il se recula de trois pas pour contempler sa figure ; il la trouva radieuse, empreinte d’une sérénité si tendre qu’il lui dit : — Je ferai votre portrait !…

— Non, non, dit-elle, je me suis trop ennuyée sur la terre pour vouloir y rester en peinture !

En disant gaiement cette triste parole, elle tirait d’une armoire une fiole contenant du cassis, une liqueur de ménage faite par elle, car elle en avait eu la recette de ces si célèbres religieuses auxquelles on doit le gâteau d’Issoudun, l’une des plus grandes créations de la confiturerie française, et qu’aucun chef d’office, cuisinier, pâtissier et confiturier n’a pu contrefaire. M. de Rivière, ambassadeur à Constantinople, en demandait tous les ans d’énormes quantités pour le sérail de Mahmoud. Adolphine tenait une assiette de laque pleine de ces vieux petits verres à pans gravés et dont le bord est doré ; puis, à mesure que sa grand-mère en remplissait un, elle allait l’offrir.

— À la ronde, mon père en aura ! s’écria gaiement Agathe à qui cette immuable cérémonie rappela sa jeunesse.

— Hochon va tout à l’heure à sa Société lire les journaux, nous aurons un petit moment à nous, lui dit tout bas la vieille dame.

En effet, dix minutes après, les trois femmes et Joseph se trouvèrent seuls dans ce salon dont le parquet n’était jamais frotté, mais seulement balayé ; dont les tapisseries encadrées dans des cadres de chêne à gorges et à moulures, dont tout le mobilier simple et presque sombre apparut à madame Bridau dans l’état où elle l’avait laissé. La Monarchie, la Révolution, l’Empire, la Restauration,