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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Bah ! c’était en 1778 !

— C’est égal, Rouget a tort, son père lui laisse quarante bonnes mille livres de rente, il aurait pu se marier avec mademoiselle Héreau…

— Le docteur a essayé, elle n’en a pas voulu, Rouget est trop bête…

— Trop bête ! les femmes sont bien heureuses avec les gens de cet acabit.

— Votre femme est-elle heureuse ?

Tels fut le sens des propos qui coururent dans Issoudun. Si l’on commença, selon les us et coutumes de la province, par rire de ce quasi-mariage, on finit par louer Flore de s’être dévouée à ce pauvre garçon. Voilà comment Flore Brazier parvint au gouvernement de la maison Rouget, de père en fils, selon l’expression du fils Goddet. Maintenant il n’est pas inutile d’esquisser l’histoire de ce gouvernement pour l’instruction des célibataires.

La vieille Fanchette fut la seule dans Issoudun à trouver mauvais que Flore Brazier devint la reine chez Jean-Jacques Rouget, elle protesta contre l’immoralité de cette combinaison et prit le parti de la morale outragée, il est vrai qu’elle se trouvait humiliée, à son âge, d’avoir pour maîtresse une Rabouilleuse, une petite fille venue pieds nus dans la maison. Fanchette possédait trois cents francs de rente dans les fonds, car le docteur lui avait fait ainsi placer ses économies, feu monsieur venait de lui léguer cent écus de rente viagère, elle pouvait donc vivre à son aise, et quitta la maison neuf mois après l’enterrement de son vieux maître, le 15 avril 1806. Cette date n’indique-t-elle pas aux gens perspicaces l’époque à laquelle Flore cessa d’être une honnête fille ?

La Rabouilleuse, assez fine pour prévoir la défection de Fanchette, car il n’y a rien comme l’exercice du pouvoir pour vous apprendre la politique, avait résolu de se passer de servante. Depuis six mois elle étudiait, sans en avoir l’air, les procédés culinaires qui faisaient de Fanchette un Cordon Bleu digne de servir un médecin. En fait de gourmandise, on peut mettre les médecins au même rang que les évêques. Le docteur avait perfectionné Fanchette. En province, le défaut d’occupation et la monotonie de la vie attirent l’activité de l’esprit sur la cuisine. On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. Au fond des provinces, il existe des Carêmes en jupon,