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à cet Alsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendre heureuse.

Le combat de Rastignac dura long-temps. Quoique la victoire dût rester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par une invincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuit tombante, vers la maison Vauquer, qu’il se jurait à lui-même de quitter pour toujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort. Après avoir eu l’idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avait fait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin afin de les analyser chimiquement. En voyant l’insistance que mit mademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes se fortifièrent. Vautrin fut d’ailleurs trop promptement rétabli pour que Bianchon ne soupçonnât pas quelque complot contre le joyeux boute-en-train de la pension. À l’heure où rentra Rastignac, Vautrin se trouvait donc debout près du poêle dans la salle à manger. Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel de Taillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître les détails de l’affaire et l’influence qu’elle avait eue sur la destinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, et devisaient de cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeux rencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regard pénétra si avant dans son cœur et y remua si fortement quelques cordes mauvaises, qu’il en frissonna.

— Eh bien, cher enfant, lui dit le forçat évade, la Camuse aura long-temps tort avec moi. J’ai, selon ces dames, soutenu victorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un bœuf.

— Ah ! vous pouvez bien dire un taureau, s’écria la veuve Vauquer.

— Seriez-vous donc fâché de me voir en vie ? dit Vautrin à l’oreille de Rastignac dont il crut deviner les pensées. Ce serait d’un homme diantrement fort !

— Ah, ma foi dit Bianchon, mademoiselle Michonneau parlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vous irait bien.

Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit et chancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil sur mademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa les jarrets. La vieille fille se laissa couler sur une chaise. Poiret s’avança vivement entre elle et Vautrin, comprenant qu’elle était en danger, tant la figure du forçat devint férocement significative en