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—Eh ! bien, qui aimez-vous mieux de madame de Restaud ou de madame de Nucingen ?

— Je préfère madame Delphine, répondit l’étudiant, parce qu’elle vous aime mieux.

À cette parole chaudement dite, le bonhomme sortit son bras du lit et serra la main d’Eugène.

— Merci merci, répondit le vieillard ému. Que vous a-t-elle donc dit de moi ?

L’étudiant répéta les paroles de la baronne en les embellissant, et vieillard l’écouta comme s’il eût entendu la parole de Dieu.

— Chère enfant ! oui, oui, elle m’aime bien. Mais ne la croyez pas dans ce qu’elle vous a dit d’Anastasie. Les deux sœurs se jalousent, voyez-vous ? c’est encore une preuve de leur tendresse. Madame de Restaud m’aime bien aussi. Je le sais. Un père est avec ses enfants comme Dieu est avec nous, il va jusqu’au fond des cœurs, et juge les intentions. Elles sont toutes deux aussi aimantes. Oh ! si j’avais eu de bons gendres, j’aurais été trop heureux. Il n’est sans doute pas de bonheur complet ici-bas. Si j’avais vécu chez elles ; mais rien que d’entendre leurs voix, de les savoir là, de les voir aller, sortir, comme quand je les avais chez moi, ça m’eût fait cabrioler le cœur. Étaient-elles bien mises ?

— Oui, dit Eugène. Mais, monsieur Goriot, comment, en ayant des filles aussi richement établies que sont les vôtres, pouvez-vous demeurer dans un taudis pareil ?

— Ma foi, dit-il, d’un air en apparence insouciant, à quoi cela me servirait-il d’elle mieux ? Je ne puis guère vous expliquer ces choses-là ; je ne sais pas dire deux paroles de suite comme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est l’endroit où je me couche ? Je n’ai point froid si elles ont chaud, je ne m’ennuie jamais si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs. Quand vous serez père, quand vous vous direz, en oyant gazouiller vos enfants : C’est sorti de moi ! que vous sentirez ces petites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont elles ont été la fine fleur, car c’est ça ! vous vous croirez attaché à leur peau, vous croirez être agité vous-même par leur marche. Leur voix me répond partout. Un regard d’elles, quand il est triste, me fige le sang. Un jour vous saurez